Le Moniteur Universel, 20 janvier 1865, p. (article signé E. REYER).

Feuilleton du MoniteurSOUVENIRS D’ALLEMAGNE Voir Le Moniteur des 19, 20, 22, 27, 29, 30 novembre, 16, 22, 25, 31 décembre 1864 et 3, 4, 6, 7, 12, 15 et 18 janvier 1865.

Mme Viardot s’est fait construire à dix minutes de Bade une élégante villa qu’elle habite l’été et l’hiver ; le pavillon qui en dépend n’est rien moins qu’une fort jolie salle de concert, assez spacieuse pour contenir une cinquantaine de personnes, et dans laquelle est placé un orgue véritable, magnifique instrument construit expressément pour la grande artiste par M. Cavaillé-Coll. De l’autre côté de l’allée de Lichtenthal, à peu de distance du chalet où Meyerbeer composa Les HuguenotsHuguenots, LesLes Huguenots, opéra en cinq actes sur un livret d’Eugene Scribe et  Emile Deschamps, mis en musique par Giacomo Meyerbeer, créé à l’Opéra de Paris le 29 février 1836.Lire la suite…, on voit la petite maisonnette où s’est retirée Mme Clara Schumann, et plus haut, sur la montagne dont le sommet est couronné par la tour de Mercure, s’élève, au milieu des vignes et des rosés, le chalet rustique et très-confortable où M. et Mme Rosenhain donnent l’hospitalité la plus charmante à leurs amis et aux artistes qu’attirent à Bade les concerts de la saison. Vieuxtemps, Rubinstein, le violoncelliste Cossmann et Mme Viardot sont les hôtes les plus assidus des soirées de M. et Mme Rosenhain.

La liste serait un peu longue de toutes les célébrités qui ont passé par Bade et qui s’y sont fait applaudir. Peu d’artistes y sont venus qui n’aient éprouvé le désir d’y revenir. C’est là que j’ai fait la connaissance de M. Hans de Bulow, le gendre de Liszt, et un des adeptes les plus zélés et le plus convaincus de la jeune école allemande. M. de Bulow, qui s’est fait entendre à Paris il y a quelques années, jouit en Allemagne d’un très-grand renom comme pianiste et comme compositeur. Il occupe une position très-importante à Berlin, d’où j’étais parti avec le regret de ne pas l’avoir rencontré.

De Bade à Mannheim le trajet se fait en quelques heures, et l’on va à Carlsruhe en moins de temps qu’il n’en faut pour aller de Paris à Versailles. La première de ces deux villes a conservé toute l’importance qu’elle avait à l’époque où elle était la capitale du Palatinat, et, dans l’une comme dans l’autre, le théâtre offre un intérêt réel à la curiosité de l’artiste. J’ai assisté, à Mannheim, à une excellente représentation d’AlcesteAlcesteAlceste, tragédie lyrique en trois actes sur un livret de François-Louis Gand Le Bland dit bailli du Roullet adaptée du livret en italien de Ranieri de’ Calzabigi mis en musique par Christoph Willibald Gluck et créée à l’Opéra de Paris le 23 avril 1776. La version originale en Italien futLire la suite…, dont le rôle principal était chanté par Mme Nimms-Michaelis [Michaelis-Nimbs], cantatrice accomplie et grande tragédienne, qui m’a rappelé les belles soirées de Mme Viardot à l’Opéra. C’est M. Vincenz Lachner qui dirige la chapelle de Mannheim, dont l’orchestre compte des virtuoses du premier mérite. M. Ernst Stœger, l’auteur de la musique des SchilfliederShilfliederIl n’y a pas encore de descriptionLire la suite… (Les Chants des Roseaux, de Lenau), pianiste, violoncelliste et compositeur, aujourd’hui fixé à Paris, à fait partie, pendant assez longtemps, de l’orchestre de Mannheim.

Le théâtre de Carlsruhe donne, chaque année, une série de représentations à Bade, et c’est une fête chaque fois que l’affiche annonce TannhäuserTannhäuserTannhäuser, opéra romantique en trois actes sur un livret en allemand et une musique de Richard Wagner créé au Théâtre royal de la Cour à Dresde le 19 octobre 1845. Wagner fit des quelques changements pour la version en français due à Charles Nuitter qui fut créée à l’Opéra de Paris Lire la suite… ou LohengrinLohengrinLohengrin, opéra romantique en trois actes sur un livret en allemand et une musique de Richard Wagner créé au Théâtre Grand-ducal de Weimar le 28 août 1850.Lire la suite…, par Mme Boni et le ténor Brandes. L’orchestre de la chapelle de Carlsruhe, qu’a longtemps dirigé le savant kapellmeister Strauss, compte parmi les meilleurs orchestres de l’Allemagne. C’était pour M. Berlioz un auxiliaire puissant à l’époque où avaient lieu à Bade, avant l’inauguration du théâtre, ces grandes solennités musicales dont les artistes ont gardé le souvenir, et qui furent pendant plusieurs années consécutives l’événement attendu de la saison. A l’un de ces concerts, Mme Viardot et M. Jules Lefort nous firent entendre pour la première fois le ravissant duo d’amour qui termine le troisième acte des Troyens à Carthage, les lamentations de Cassandre et le beau duo dramatique entre la sœur d’Hector et Chorèbe, grande et magnifique inspiration qui appartient à la première partie de l’œuvre de M. Berlioz, La Prise de Troie, connue seulement d’un petit nombre d’amateurs, et que le Théâtre-Lyrique ne s’est point encore décidé à révéler au public.

La reine de Prusse a fait de Bade sa résidence d’été, et on la voit suivre avec un égal intérêt les soirées du théâtre allemand, celles du théâtre italien et du théâtre français. Il n’est presque pas d’artistes, compositeurs ou virtuoses, chanteurs ou comédiennes, auxquels Sa Majesté n’ait adressé avec sa grâce habituelle, un compliment ou un éloge. Le succès de la dernière saison a été pour Mme Madeleine Brohan et pour Mme Faure-Lefebvre.

Les touristes qui ont visité les bords du Rhin et les pays environnants savent quelle quantité de vieux châteaux on rencontre dans le grand-duché de Bade et dans le royaume de Wurtemberg. Méry s’est fait l’historiographe des plus célèbres, et son imagination ne lui a jamais fait défaut toutes les fois que l’histoire n’a pu lui fournir les péripéties nécessaires à ses intéressants récits. Il nous a confié les drames intimes qui se sont passés à La Favorite du temps de la princesse Sibylle, et nous a peint les magnificences du château de Heidelberg avant que les soldats du général Mélac n’en eussent fait ces ruines imposantes qui témoignent devant la postérité du vandalisme d’une autre époque.

Le château de Louisbourg et celui de Rastadt, admirablement conservés et remplis de trophées, d’objets d’art, de tableaux de maîtres, de statues et d’antiques souvenirs, ont aussi inspiré à la fantaisie du poëte des pages charmantes, tout en fournissant les documents les plus authentiques à la plume de l’historien.

Mais il est un château d’une origine plus moderne et d’un style tout particulier, qui tentait singulièrement la curiosité de Méry, pendant que nous étions ensemble à Stuttgart, et dans lequel aucune recommandation, aucune influence, pas même celle de M. Hacklaender [Hackländer], alors intendant général des domaines de la couronne, ne pouvait nous donner le moyen de pénétrer. C’est le palais de la Wilhelma, bâti par le roi Guillaume sur le modèle de l’Alhambra, et situé à une petite distance de la capitale du Wurtemberg. Là, le roi artiste venait chaque jour oublier, au milieu des merveilles que son imagination avait réalisées, les lourds soucis du pouvoir. Il y vivait seul et y passait souvent de longues heures, enfermé dans un cabinet de travail ou assis dans l’allée la plus solitaire du parc.

Un jour il entendit blâmer par quelque visiteur indiscret la prodigalité du monarque qui avait sacrifié tant de richesses à l’édification de ces salles aux plafonds dentelés, de ces appartements somptueux, où le pied se pose sur les plus fines mosaïques et dont les voûtes élégantes retombent sur des colonnades du marbre le plus précieux. Dès ce moment, le vieux roi décida que personne (sauf les exceptions qu’il lui plairait d’autoriser) ne serait plus admis à visiter le palais et les jardins de la Wilhelma. Voilà ce que l’on nous raconta à Méry, à Charles Lallemand M. Charles Lallemand est le directeur de L’Illustration de Bade. Il dessine lui-même les charmantes vignettes qui accompagnent le texte de son journal, et son crayon a certainement autant d’esprit que sa plume. et à moi, et ce qui nous mit tous les trois dans une perplexité étrange. Fallait-il nous déguiser en Abencérages et demander humblement à visiter la copie la plus exacte qui ait été faite de la demeure de nos ancêtres, ou bien pénétrer la nuit dans l’enceinte défendue en escaladant les grilles du parc. Méry réfléchit un instant, puis se frappa le front, lança un eurêka formidable, prit une feuille de papier, une plume et écrivit ceci :

      « Sire,

   « J’ose solliciter de Votre Majesté, pour moi et mes deux compagnons de voyage, la faveur d’être admis à visiter les merveilles du palais de la Wilhelma. Le rêve du poëte veut être surpassé. »

Une heure après, un chambellan nous apportait l’autorisation demandée. Méry s’était souvenu qu’il avait été présenté autrefois à Bade au roi Guillaume, et qu’il avait écrit des vers sur l’album de la reine de Hollande, sa fille. Le roi Guillaume ne l’avait point oublié.

Et voilà comment, par une faveur toute spéciale, et que bien d’autres, qui n’étaient point poëtes comme Méry, avaient vainement sollicitée, nous pûmes pénétrer dans l’intérieur de cette demeure féerique et admirer dans ses moindres détails l’une des curiosités les plus intéressantes des environs de Stuttgart.

Le vieux château de Bade est d’un accès beaucoup plus facile, surtout quand les guêpes qui bourdonnent sur sa terrasse à certaines époques de l’année veulent bien vous permettre d’en approcher.

A propos de cet antique manoir où je suis allé plus d’une fois le soir entendre vibrer les harpes éoliennes, Méry avait aussi fait un rêve qui, hélas ! ne s’est pas réalisé. Il voulait transformer la salle des chevaliers en salle de concert, une salle à ciel ouvert, où l’éclat des lustres aurait été remplacé par la poétique clarté de la lune, et disposer dans les galeries supérieures un personnel de chanteurs et de musiciens que Meyerbeer aurait dirigés. Mais aucune soirée ne paraissait assez chaude et assez belle au frileux Méry, et il a attendu si longtemps que la mort est venue frapper l’illustre maître qui avait promis de le seconder dans l’exécution de son projet. On ne peut douter que la mise en scène de cette fête musicale, d’un genre tout exceptionnel, et la grande célébrité du chef d’orchestre n’eussent attiré la foule élégante dans les ruines du vieux château badois : les pauvres y ont perdu une fructueuse recette.

C’est l’un des sites les plus pittoresques des environs de Bade qui a, dit-on, inspiré à Weber la scène de La fonte des balles du FreischützFreischütz, DerDer Freischütz, opéra romantique en trois actes sur un livret de Johann Friedrich Kind, mis en musique par Carl Maria von Weber, créé au Nouveau Schauspielhaus de Berlin le 18 juin 1821.Lire la suite…. Je ne doute pas, si le grand musicien a visité en effet la cascade de Geroldsau, par une belle soirée d’été, qu’il n’ait ressenti une vive impression à la vue de cette nature bizarrement tourmentée. Et, plus tard, revenu à Dresde dans la petite maison qu’il habitait, en face la terrasse du Brühl, sur la rive droite de l’Elbe, l’inspiration a du jaillir en lui, avec le souvenir du lieu fantastique qu’il avait visité. Je ne suis donc point de l’avis de ceux qui prétendent que Weber a noté l’une des pages les plus sublimes de son œuvre, assis au pied même de la cascade de Geroldsau, à l’heure où la lune argente de ses rayons le bassin dans lequel l’eau s’engouffre et bouillonne. Le peintre travaille sur place, ou au moins emporte-t-il dans son atelier un croquis du tableau qu’il reproduira sur la toile ; mais il est rare que le poëte et le musicien traduisent, à l’instant même où elle se produit, l’impression que leur donne l’aspect d’une vallée sombre ou d’un riant paysage. Ce n’est point au milieu des champs où les petits ruisseaux murmurent, ni à l’ombre des forêts où se repose le laboureur, que Virgile a écrit ses BucoliquesLes BucoliquesvirgilLire la suite… et Beethoven sa symphonie pastorale. Mendelssohn a passé, sans noter la moindre mélodie, devant les cimes neigeuses de la chaîne des Alpes, et je sais plus d’un musicien, amoureux du spectacle de la nature, qui serait incapable de féconder sa pensée ailleurs que dans son cabinet de travail.

Si j’avais la fortune, qui seule permet la réalisation de certaines fantaisies, je me donnerais la très-grande joie d’entendre toute la partie fantastique du chef-d’œuvre de Weber, exécutée par des musiciens invisibles placés derrière les roches de Geroldsau, et j’évoquerais moi-même Samiel au bruit du torrent qui jaillit des flancs de la montagne.

(La suite prochainement)