Le Moniteur Universel, 22 janvier 1865, p. (article signé E. REYER).

Feuilleton du Moniteur – SOUVENIRS D’ALLEMAGNE Voir Le Moniteur des 19, 20, 22, 27, 29, 30 novembre, 16, 22, 25, 31 décembre 1864 et 3, 4, 6, 7, 12, 15, 18 et 20 janvier 1865.

Je ne crois pas inutile, avant de terminer ce travail, de jeter un coup d’œil sur la situation de nos théâtres en province, au point de vue du répertoire lyrique.

Personne n’ignore vers quel état d’abaissement marchent quelques-unes de nos scènes départementales, où l’opéra et l’opéra-comique auront bientôt disparu pour faire place à la littérature équivoque des drames populaires et des pièces à trucs. En rendant les théâtres libres, le Gouvernement n’a certainement pas eu la pensée de les diriger dans la voie où plusieurs sont entrés aujourd’hui, et les municipalités de Rouen et de Marseille, par exemple, ne me semblent pas avoir parfaitement saisi l’esprit du décret lorsqu’elles se sont hâtées, au lendemain du 6 janvier 1863, de supprimer les subventions qu’elles accordaient aux théâtres de ces deux villes. Il serait à désirer que non-seulement les municipalités de Marseille et de Rouen voulussent bien revenir sur la décision qu’elles ont cru devoir prendre, mais encore que dans tous les chefs-lieux des départements le budget municipal fît des sacrifices encore plus grands que par le passé pour améliorer la situation des théâtres et les préserver autant que possible de chercher des ressources dans un répertoire également étranger à l’art littéraire et à l’art musical.

La liberté des théâtres ne peut pas avoir en province les mêmes effets qu’à Paris et faire surgir de nouveaux théâtres à côté de ceux qui existent déjà ; en province, les subventions ne doivent donc pas être considérées comme la consécration d’un privilège, et il n’y aurait qu’un mot à changer pour que personne ne vît le moindre inconvénient à ce que les théâtres de Strasbourg, Lyon, Marseille, Rouen, Lille, Toulouse, Bordeaux, Nantes, Montpellier, Nancy et Dijon (je cite les principaux), reçussent chaque année, à titre d’encouragementJugement de Dieu, LeLe Jugement de Dieu, opéra en quatre actes sur un livret d’Adolphe Carcassonne mis en musique par Auguste Morel et créé au Grand Théâtre de Marseille le 9 mars 1860.Lire la suite… ou de gratification, une somme proportionnée aux efforts qu’ils auraient faits pour maintenir leur répertoire à un certain niveau. On leur demanderait en échange, non-seulement de se préoccuper un peu plus de la question d’art que de la question d’argent, mais on leur imposerait en même temps cette condition expresse de jouer chaque année l’ouvrage d’un compositeur nouveau. Ce ne serait plus alors uniquement à Paris, mais aussi en province, que les jeunes compositeurs pourraient faire leurs premières armes ; et, au lieu d’un ou deux théâtres, à la porte desquels ils passent de longues années à se morfondre, il y en aurait dix dans lesquels ils auraient le droit d’entrer. Les Å“uvres les plus méritantes seraient signalées à une commission présidée par le chef de la municipalité, qui les récompenserait suivant leur importance et suivant leur valeur intrinsèque plus encore que pour le succès qu’elles auraient obtenu. Un chef-d’œuvre ne peut-il donc pas tout aussi bien éclore en province qu’à Paris ?

Peut-être les jeunes compositeurs me diront-ils qu’ils aiment mieux conserver longtemps, très-longtemps l’espérance d’être joués à Paris où la célébrité peut leur venir du soir au lendemain, que d’avoir la certitude d’être représentés sur un théâtre de province où leur succès ne dépassera pas la frontière du département, si même il va jusque-là, et ne leur rapportera par conséquent qu’une gloire tout à fait locale et peu de profit. Je leur répondrai d’abord que, pour leur rendre moins sensible la différence qui existe entre les droits d’auteurs payés par les théâtres de province et ceux auxquels sont assujettis les théâtres de Paris, le succès ou le mérite de leurs œuvres leur assurerait des primes qui seraient à la fois un encouragement et une compensation ; et ensuite que le meilleur moyen de vaincre les préjugés c’est de les combattre. Or, c’est un préjugé de croire que Lyon, Bordeaux, Strasbourg ou Marseille ne peuvent être, aussi bien que Paris, le berceau d’une grande renommée ; c’est aussi un préjugé de croire qu’à Paris seul appartient le don de vivifier les intelligences, le privilège de pousser à l’enfantement des belles œuvres.

Je sais bien que notre organisation politique et territoriale diffère essentiellement de celle de l’Allemagne, et que nos plus grandes villes de province ne sauraient avoir, au point de vue de l’art, l’importance des plus petites capitales allemandes. Mais pourquoi n’essayerions-nous pas de faire de la décentralisation artistique autant que nos moyens et nos lois nous le permettent ? Parce que les principaux chefs-lieux de nos départements acquerraient plus d’autorité et plus d’initiative dans les choses de l’art, Paris cesserait-il  pour cela d’être le cerveau de la France ? De même qu’un ouvrage joué pour la première fois à Mannheim, à Weimar, à Prague ou à Carlsruhe peut se répandre ensuite dans toute l’Allemagne et arriver sur les grandes scènes de Vienne et de Berlin, pourquoi un opéra joué à Marseille, comme Le Jugement de DieuJugement de Dieu, LeLe Jugement de Dieu, opéra en quatre actes sur un livret d’Adolphe Carcassonne mis en musique par Auguste Morel et créé au Grand Théâtre de Marseille le 9 mars 1860.Lire la suite…, de M. Auguste Morel, ou La FleuretteFleuretteFleurette, opéra-comique en deux actes sur un livret d’Edmond Febvrel mis en musique par Victor Nessler et créé à Strasbourg le 15 mars 1864.Lire la suite…, de M. NesslerNessler, Viktor ErnstVictor Ernest Nessler (Baldenheim/Alsace, 28 janvier 1841 – Strasbourg, 28 mai 1890), compositeur. Fils d’un pasteur, il étudia la théologie à Strasbourg mais fut renvoyé à cause de son trop grand intérêt pour la musique. Après la création de son opéra-comique La Fleurette, il se perfeLire la suite…, représentée avec beaucoup de succès à Strasbourg l’année dernière, pourquoi un ouvrage d’un mérite incontestable n’arriverait-il pas jusqu’à nous, et pourquoi ne l’accueillerions-nous pas sans prévention, sans lui témoigner cette indifférence qui peut presque s’appeler du dédain ?

S’il est vrai, comme on l’a dit souvent, que la plupart de nos célébrités sont venues de la province, il faut croire qu’il reste encore en province une certaine quantité d’individus exceptionnellement doués, mais qui, par des motifs d’intérêt, de famille ou de position, ne peuvent pas ou ne veulent pas venir se mêler au tourbillon parisien. J’en ai connu de ceux-là, et j’en connais encore qui sont des gens de talent, de beaucoup de talent. L’Opéra, le premier théâtre lyrique de France, n’est-il pas allé tout récemment prendre son chef d’orchestre dans un théâtre de province, à Lyon ? Les artistes de la valeur de M. Georges HainlHainl, Francois dit GeorgesFrançois dit George(s) Hainl (Issoire/Puy-de-Dôme, 16 novembre 1807 – Paris, 2 juin 1873), violoncelliste, chef d’orchestre et compositeur. Il étudia au Conservatoire, où il obtint un 1er prix de violoncelle en 1830. Il se produisit alors dans les orchestres de Paris, de province, de BelgiquLire la suite… n’abondent pas à Paris et sont plus rares encore en province, je sais cela ; mais pas si rares cependant que se l’imaginent ceux qui accordent à Paris toutes les supériorités et voudraient pour lui tous les monopoles. Il y a quelques mois, j’assistais à Strasbourg à une touchante solennité, à un pieux hommage rendu par ses compatriotes à la mémoire d’un enfant de l’Alsace qui vécut pauvre, inconnu, et qui fut cependant un grand musicien. On célébrait l’anniversaire de la naissance de HÅ“rter et on inaugurait son buste sculpté par le ciseau habile de FriedrichFriederich, AndréAndré [Andreas] Friederich (Ribeauvillé/Haut-Rhin, 17 janvier 1798 – Strasbourg, 9 mars 1877), sculpteur. Il étudia la sculpture sur bois, d’abord avec son père puis à l’Académie des arts à Dresde. En 1819, il entra dans l’atelier de Johann Gottfried Schadow à Berlin puis dans celui Lire la suite… [Friederich]Friederich, AndréAndré [Andreas] Friederich (Ribeauvillé/Haut-Rhin, 17 janvier 1798 – Strasbourg, 9 mars 1877), sculpteur. Il étudia la sculpture sur bois, d’abord avec son père puis à l’Académie des arts à Dresde. En 1819, il entra dans l’atelier de Johann Gottfried Schadow à Berlin puis dans celui Lire la suite…, une autre gloire de clocher, à qui l’on doit la statue d’Erwin (l’architecte de la cathédrale de Strasbourg) à Steinbach, le monument de Turenne à Saalbach, Le Fossoyeur du cimetière de Bade, la statue du grand-duc Léopold à Achern, celle de Franz Deack [Francis Drake]Drake, FrancisFrancis Drake (Tavistock/Devon, ca. 1540 – Portobelo/Panama, 27 janvier 1596), corsaire, explorateur et homme politique. Il fut placé par son père comme apprenti auprès du capitaine d’un navire qui faisait du commerce en cabotage avec la Hollande et la France. Ce dernier fut si satisfait de sLire la suite…, le Christophe ColombColomb, ChristopheCristoforo Colombo dit Christoph Colomb (Gênes, 1451 – Valladolid, 20 mai 1506), explorateur. Nommé gouverneur et vice-roi des territoires qu’il allait découvrir par les souverains d’Espagne qui financèrent son expédition, il accosta les îles Caraïbes dans la nuit du 11 au 12 octobre 14Lire la suite… de la pomme de terre, à Offenbourg, et bien d’autres monuments devant lesquels se sont arrêtés ceux qui ont parcouru en touristes l’Alsace et la Forêt-Noire.

Qu’est-ce que HÅ“rter et où sont ses Å“uvres ? Son nom se révélait à moi pour la première fois lorsque je fus conduit par un ami à la fête artistique donnée par L’Union musicale, et voici ce que j’appris en écoutant la chaude allocution prononcée par le président de cette Société : HÅ“rter naquit à Strasbourg 1e 30 août 1795, et il fut tour à tour tailleur, soldat et prisonnier de guerre après la capitulation de Dantzig, brocanteur et contre-bassiste. Les dix années qu’il passa à l’orchestre de Strasbourg développèrent ses aptitudes musicales, et, grâce à un travail obstiné, il pénétra les secrets les plus difficiles de la science dont il voulait se rendre maître. Placé à la tête de deux importantes institutions, le gymnase et le séminaire, il dirigea aussi la société chorale, présida aux travaux de l’académie de chant, et donna l’impulsion à toutes les manifestations artistiques de sa ville natale. « Voilà donc, ajouta M. ProstPorst, Fréderic-ThéodoreFréderic-Théodore Porst (Strasbourg, 16 juin 1834 – Pau, 8 mai 1866), huissier. Fils de l’huissier Jacques-Fréderic-Théodore Porst (Strasbourg, 30 août 1795 – ?), il fut élève de Philippe Hoerter et président de l’Union musicale de Strasbourg.Lire la suite… [Porst], le spirituel biographe de HÅ“rter, voilà donc le modeste trafiquant de la rue des Tanneurs, sans maître, sans conseil, sans autre guide que lui-même, devenu le maître, le conseil, le guide de tous ceux qui demandaient à s’initier aux secrets de son art. » HÅ“rter écrivit plus de cent compositions, tant dans le genre sacré que dans le genre profane : des oratorios, des psaumes, des chÅ“urs et des cantates dont la plus remarquable est celle qui est dédiée à Gutemberg. Mais, par une bizarrerie inexplicable chez un musicien, il avait entassé dans une des salles au-dessus du cloître dépendant du gymnase une nombreuse collection de partitions qui, selon son désir, ne devaient être produites qu’après sa mort. Le 29 juin 1860, lors de l’incendie du gymnase, tout devint la proie des flammes. Voilà où sont les Å“uvres de HÅ“rter — à l’exception de quelques-unes qui nous sont restées pour témoigner de la science, de l’inspiration et, je dirai même, du génie du compositeur. Parmi celles-ci, L’AlléluiaAlleluiaHalleluja!, en si bémol majeur pour chÅ“ur mixte avec accompagnement de d’harmonie de Philippe Hoertel.Halleluja!, en ut majeur pour chÅ“ur mixte avec accompagnement de d’harmonie de Philippe Hoertel.Lire la suite…, que j’ai entendu exécuter par L’Union musicale et par un orchestre presque exclusivement composé d’amateurs, est une composition que ne dédaigneraient pas de signer nos plus grands maîtres.

L’incendie qui engloutissait en quelques heures le travail de trente années fut pour HÅ“rter un coup terrible. « Spectateur de cet affreux sinistre, nous dit M. ProstPorst, Fréderic-ThéodoreFréderic-Théodore Porst (Strasbourg, 16 juin 1834 – Pau, 8 mai 1866), huissier. Fils de l’huissier Jacques-Fréderic-Théodore Porst (Strasbourg, 30 août 1795 – ?), il fut élève de Philippe Hoerter et président de l’Union musicale de Strasbourg.Lire la suite… en finissant sa notice biographique, le vieillard versa de chaudes larmes, et la perte irréparable qu’il subissait, au moment de toucher au terme de sa carrière, lui courba la tête et le plongea dans un abattement dont il ne put se relever. Il mourut le 6 novembre 1863. »

Quand l’orateur, ému, posa sur le marbre animé par le ciseau du sculpteur une couronne de laurier d’or, des applaudissements éclatèrent dans toute la salle. Et quelques-uns de ceux qui applaudissaient sont, eux aussi, des artistes d’un grand mérite ; ils avaient connu Hœrter, et ils avaient bien souvent déploré son abnégation et l’isolement dans lequel il avait vécu ; mais cette popularité qu’ils auraient voulue pour leur compatriote et qu’ils voudraient aussi pour eux-mêmes, ils désespéreraient de l’atteindre, si leurs efforts incessants ne devaient être quelque jour plus sérieusement encouragés. Qu’un lien solide, qu’une sorte de communauté artistique s’établissent entre la province et Paris, et des fêtes dans le genre de celle que je viens de rappeler ne seront plus seulement des fêtes de famille, mais bien de véritables manifestations nationales. En Allemagne, le maître de chapelle, l’artiste savant et modeste, qui vit loin des splendeurs et du mouvement des grandes capitales, peut voir son nom et ses œuvres se répandre de ville en ville et  conquérir bien vite une renommée qu’il n’a pas eu besoin de rechercher pour qu’elle vînt au-devant de lui. Cela ne tient pas seulement à la différence que j’ai déjà constatée, et qui existe entre notre organisation territoriale et celle de l’Allemagne, mais bien à cette confraternité artistique, à cette union intime des intelligences qui est pour les Allemands une sorte de vertu nationale et que nous pratiquons à peine, dans le cercle relativement étroit où nous nous sommes enfermés.

En assistant, à Strasbourg, à l’apothéose d’un grand musicien inconnu dont je voyais l’image sculptée par la main habile d’un artiste presque aussi inconnu que lui, je me disais que les réputations de clocher sont bien peu de chose, même quand c’est à l’ombre du clocher d’une gigantesque cathédrale qu’elles s’abritent. Et voilà pourquoi j’ai écrit les quelques réflexions qui précèdent, sans autre prétention que celle d’avoir touché fort discrètement et d’une manière tout à fait superficielle à l’une des questions les plus intéressantes de notre époque, question qui se trouve tout naturellement résolue en Allemagne : la décentralisation artistique.

Les conclusions doivent être courtes comme les préfaces. Si l’éducation musicale, ainsi que j’ai pu m’en rendre compte, est plus avancée en Allemagne que chez nous, je ne nie pourtant pas les aptitudes du public français à apprécier un jour ou l’autre, autrement que par intuition, les beautés d’une œuvre musicale, et à ne plus se passionner pour certaines productions d’une valeur plus que contestable. J’ai fait l’éloge de l’organisation des théâtres allemands, j’ai vanté leurs orchestres et le talent de leurs chanteurs, la variété de leur répertoire et le respect qu’ils témoignent, en général, à la pensée des maîtres ; mais je ne puis oublier que c’est un compositeur allemand, l’un des plus grands génies de notre époque, qui, en nous apportant la primeur de ses chefs-d’œuvre, a constaté d’une façon éclatante la supériorité de notre Académie impériale de musique.