Le Moniteur Universel, 20 novembre 1864, p. (article signé E. REYER).

Feuilleton du MoniteurSOUVENIRS D’ALLEMAGNE Voir Le Moniteur du 19 novembre 1864.

Si l’éducation musicale était, en général, plus soignée, ou si le public, pris en masse, avait la moindre éducation musicale, au concert comme au théâtre, on ne s’en rapporterait pas à l’étiquette pour juger de la valeur d’une œuvre. A l’époque où Rossini arriva en France, jeune et à peu près inconnu, avec ses trésors de mélodie, ses formules nouvelles, son orchestration luxuriante et ses formidables crescendo, on le siffla au théâtre et on se moqua de lui dans le monde : quelques musiciens se mirent à la tête du complot, cela est vrai ; mais chez ceux-ci il y avait la jalousie, il y avait la crainte d’être écrasés par un nouveau venu dont ils reconnaissaient secrètement la supériorité et le génie, tandis que de la part du public il n’y avait que l’ignorance et l’amour de la routine. Et alors parurent ces caricatures qui représentaient l’auteur du BarbierBarbier de Séville, LeIl Barbiere di Siviglia (Le Barbier de Séville), opera buffa en 2 actes sur un livret de Cesare Sterbini, d’après Beaumarchais, mis en musique par Gioachino Rossini créé au Teatro Argentina à Rome le 20 février 1816. L’œuvre fut donnée à Paris pour la première fois au Théâtre-ItalienLire la suite… et de La Gazza LadraGazza ladra, LaLa gazza ladra, opera semiseria en deux actes sur un livret en italien de Giovanni Gherardini créé au Théâtre de La Scala de Milan le 31 mai 1817.Lire la suite…, tout harnaché de cymbales, de grosses-caisses, de tambours et de gros instruments de cuivre. On l’appelait M. TAMBOURROSSINI, et un savant musicien, membre de l’Institut, plein de grâce en ses manières et de finesse en ses propos, disait de lui : « Ce monsieur Rossini aura beau faire, ce ne sera jamais qu’un petit discoureur en musique. »

Weber, sans l’habileté de M. Castil-Blaze, habileté dont a largement profité celui-ci, n’aurait peut-être été connu et apprécié que vingt ans plus tard, et, certes, ce n’était ni sa tête pointue ni ses jambes torses qui auraient aidé à le faire passer parmi nous pour un homme de génie. On s’est beaucoup occupé des habitudes privées de Meyerbeer et du soin qu’il prenait de sa renommée. Il avait bien raison, ma foi, et jamais artiste riche ne fera un meilleur et un plus sage emploi de sa fortune. Il a combattu l’ignorance, il a combattu la routine, et il a triomphé. A l’aide de son talent, à l’aide de son génie seuls, il n’eût peut-être pas si glorieusement réussi. De plus vieux que moi se souviennent encore des premières soirées de Robert le DiableRobert-le-diableRobert le Diable, opéra en cinq actes sur un livret d’Eugene Scribe et  Germain Delavigne, mis en musique par Giacomo Meyerbeer, créé à l’Opéra de Paris le 21 novembre 1831.Lire la suite…. Cela servit-il d’enseignement quelques années plus tard, lorsque parurent Les HuguenotsHuguenots, LesLes Huguenots, opéra en cinq actes sur un livret d’Eugene Scribe et  Emile Deschamps, mis en musique par Giacomo Meyerbeer, créé à l’Opéra de Paris le 29 février 1836.Lire la suite… ? Pas le moins du monde. Un maire célèbre, homme d’esprit et familier de la Cour, se rendit chez le roi en sortant de la première représentation, et voici ce qu’il dit : « Ce qui vient par la flûte s’en va par le tambour, et je crains bien que ce pauvre Duponchel ne perde avec Les HuguenotsHuguenots, LesLes Huguenots, opéra en cinq actes sur un livret d’Eugene Scribe et  Emile Deschamps, mis en musique par Giacomo Meyerbeer, créé à l’Opéra de Paris le 29 février 1836.Lire la suite… autant que son prédécesseur (le docteur Véron) a gagné avec Robert le DiableRobert-le-diableRobert le Diable, opéra en cinq actes sur un livret d’Eugene Scribe et  Germain Delavigne, mis en musique par Giacomo Meyerbeer, créé à l’Opéra de Paris le 21 novembre 1831.Lire la suite…. » En s’exprimant ainsi, M. V….. n’était que l’écho du public, de ce public de première représentation qui n’a pas changé depuis, pour lequel Robert était devenu un chef-d’œuvre mais qui trouvait Les HuguenotsHuguenots, LesLes Huguenots, opéra en cinq actes sur un livret d’Eugene Scribe et  Emile Deschamps, mis en musique par Giacomo Meyerbeer, créé à l’Opéra de Paris le 29 février 1836.Lire la suite… complètement dépourvus de mélodie. Je n’ai pas besoin de rappeler les scènes scandaleuses de la première représentation de TannhäuserTannhäuserTannhäuser, opéra romantique en trois actes sur un livret en allemand et une musique de Richard Wagner créé au Théâtre royal de la Cour à Dresde le 19 octobre 1845. Wagner fit des quelques changements pour la version en français due à Charles Nuitter qui fut créée à l’Opéra de Paris Lire la suite… : les uns sifflaient, parce qu’ils ne comprenaient pas et que cela les ennuyait de ne pas comprendre ; les autres sifflaient l’œuvre du compositeur en pensant au livre de l’écrivain, à ce fameux livre qui n’est cependant que la paraphrase développée de la préface d’AlcesteAlcesteAlceste, tragédie lyrique en trois actes sur un livret de François-Louis Gand Le Bland dit bailli du Roullet adaptée du livret en italien de Ranieri de’ Calzabigi mis en musique par Christoph Willibald Gluck et créée à l’Opéra de Paris le 23 avril 1776. La version originale en Italien futLire la suite…, pour laquelle Gluck n’a jamais été sifflé, et qu’il a lui-même empruntée à Caccini, l’auteur des Nuove musichenuove musiche, LeLe nuove musiche, recueil de monodies basées sur deux types de poésies : madrigaux et arias (des canzonettas strophiques) pour une voix et basse continue de Giulio Romolo Caccini. Le recueil contient 12 monodies sur des madrigaux et 10 arias et fut publié à Florence en 1601/2.Lire la suite…, ouvrage joué en 1600. Après deux représentations, TannhäuserTannhäuserTannhäuser, opéra romantique en trois actes sur un livret en allemand et une musique de Richard Wagner créé au Théâtre royal de la Cour à Dresde le 19 octobre 1845. Wagner fit des quelques changements pour la version en français due à Charles Nuitter qui fut créée à l’Opéra de Paris Lire la suite… disparaissait de l’affiche. Mais il est des chutes qui font plus pour la renommée d’un compositeur et qui prouvent plus en faveur de son talent et de son génie que tels grands succès incontestés. Aussi, M. Richard Wagner est-il aujourd’hui, à Paris surtout, doublement célèbre : pour les uns, il a la notoriété du talent ; pour les autres, il a la notoriété du scandale.

Je voudrais que la musique fût la langue universelle et qu’elle parlât à toutes les oreilles, comme la peinture parle à tous les yeux. Qu’un peuple ait sa musique nationale, sa musique de prédilection, cela doit-il l’empêcher d’admirer ce qui se fait ailleurs que chez lui ? On a parlé souvent de l’accueil empressé que nous faisons aux musiciens étrangers ; cela est vrai, mais à une condition : c’est qu’ils renonceront presque entièrement, en notre faveur, à leur nationalité. Lulli, Piccini [Piccinni], Gluck, Spontini, Paër, Cherubini, Rossini, Meyerbeer, et bien d’autres, par les fonctions qu’ils ont remplies, par les honneurs qui leur ont été accordés, par les œuvres qu’ils ont écrites spécialement pour nos scènes lyriques, ne sont-ils pas devenus des musiciens français ? Mais qu’un compositeur vienne à se révéler, en Allemagne comme Richard Wagner, comme Glinka en Russie, et que pendant vingt années l’un et l’autre soient acclamés de Berlin à Vienne, de Moscou à Saint-Pétersbourg, qui s’en inquiète chez nous ? Celui-ci nous est tout à fait inconnu ; quant au premier, il sait ce qu’il en a coûté à son amour-propre pour avoir essayé de faire sanctionner sa renommée allemande par les bravos parisiens. Haydn, Mozart, Beethoven, Weber, et Mendelssohn, n’ont été exécutés en France qu’après leur mort : pour eux aujourd’hui c’est de l’engouement, et je le partage ; mais, de leur vivant, c’est à peine si on les connaissait.

Ce n’est que par l’éducation musicale que nous arriverons à aimer la musique, à l’aimer et à la comprendre, car on ne peut l’aimer si on ne la comprend pas ; ce n’est que par l’éducation musicale que nous arriverons à sanctionner de nos bravos les belles œuvres, dès qu’elles se produisent et de quelque pays qu’elles viennent ; ce n’est que par l’éducation musicale que nous serons capables de confondre dans une même admiration les morts illustres et les vivants qui les continuent. Alors tombera cette barrière qu’une coterie a élevée et essaye de maintenir entre les gloires du passé et les gloires de l’avenir ; alors nous oserons hardiment faire acte d’initiative ; nous formulerons nos jugements en connaissance de cause, et ce ne sera plus au temps seul que nous laisserons le soin de consacrer les grandes renommées.

Nous ne sommes point un peuple de musiciens mais nous pouvons le devenir. S’il est vrai de dire que les aptitudes varient suivant les individus et que chaque peuple élève l’art ou l’abaisse au niveau de son intelligence, il n’est pas vrai d’affirmer que le goût de chacun est voué d’avance a telle forme de l’art, et qu’il est impossible de le modifier ou de l’épurer. L’éducation musicale et les bons exemples mis à la portée de tout le monde doivent infailliblement développer les instincts, ouvrir à l’intelligence des horizons plus vastes et habituer les masses au contact des grandes œuvres de toutes les écoles et de tous les temps. Voici venue la liberté des théâtres : on dit que c’est un grand pas de fait, que c’est un acte de haute sagesse qui sera fécond en bons résultats. Mais, à côté des nouveaux théâtres qui ne peuvent tarder à s’ouvrir, je voudrais voir fonder une grande école de musique qui serait le Conservatoire du peuple et préparerait de nombreux élèves à écouter et à comprendre les œuvres lyriques, toutes indistinctement et sous quelque forme qu’elles se présentent. Alors on n’entendrait plus tant de gens vous dire : Je ne suis pas musicien, mais j’aime la musique quand elle est bonne, et elle est bonne quand elle me plaît et qu’elle éveille en moi des sensations agréables ; profession de foi que l’on peut appeler la fatuité de l’ignorance. Que de prétendus amateurs me l’ont faite après les TroyensTroyens, LesLes Troyens, opéra en cinq actes sur un livret et une musique de Hector Berlioz dont les trois derniers actes furent créés sous la direction de Berlioz au Théâtre-Lyrique de Paris le 4 novembre 1863 sous le titre: Les Troyens à Carthage.Lire la suite…, qu’ils avaient entendus sans les comprendre, et qu’ils critiquaient parce qu’ils ne les avaient pas compris ! Fredonner un motif de l’œuvre qui se joue pour la première fois, c’est la joie du public qui sort, c’est l’espoir du public qui entre. Après la première représentation des TroyensTroyens, LesLes Troyens, opéra en cinq actes sur un livret et une musique de Hector Berlioz dont les trois derniers actes furent créés sous la direction de Berlioz au Théâtre-Lyrique de Paris le 4 novembre 1863 sous le titre: Les Troyens à Carthage.Lire la suite…, personne ne chantait la plus petite phrase de l’opéra de Berlioz, et le public, trop présomptueux pour s’accuser lui-même, accusait le compositeur. Il reprochait à Berlioz de manquer de mélodie, de cette mélodie facile qui se passe d’accompagnement, qui secoue toute harmonie, cette guenille, et dont les orgues de Barbarie s’emparent ; il lui reprochait de n’avoir pas refait quelque opéra très-goûté et très-populaire ; il lui reprochait l’originalité de ses rythmes, la coupe neuve de ses morceaux, la science de son orchestration, la richesse de ses harmonies, et il appelait tout cela les extravagances d’un cerveau malade.

Quelques protestations isolées se perdaient au milieu de l’indifférence et des sarcasmes de la foule. Cela a duré ainsi vingt représentations, et bien que chaque fois les admirateurs les plus zélés du maître fissent de nouveaux prosélytes, ils n’en faisaient pas assez pour emplir la salle et satisfaire aux exigences du caissier. Je suis fâché de vous le dire, mon cher Berlioz, mais sachez bien que la chute de TannhäuserTannhäuserTannhäuser, opéra romantique en trois actes sur un livret en allemand et une musique de Richard Wagner créé au Théâtre royal de la Cour à Dresde le 19 octobre 1845. Wagner fit des quelques changements pour la version en français due à Charles Nuitter qui fut créée à l’Opéra de Paris Lire la suite…, à laquelle vous avez tant soit peu contribué, a préparé la chute des TroyensTroyens, LesLes Troyens, opéra en cinq actes sur un livret et une musique de Hector Berlioz dont les trois derniers actes furent créés sous la direction de Berlioz au Théâtre-Lyrique de Paris le 4 novembre 1863 sous le titre: Les Troyens à Carthage.Lire la suite…, chute moins éclatante, moins brusque, mais non moins réelle que l’autre. Mieux valait pour vous que les TroyensTroyens, LesLes Troyens, opéra en cinq actes sur un livret et une musique de Hector Berlioz dont les trois derniers actes furent créés sous la direction de Berlioz au Théâtre-Lyrique de Paris le 4 novembre 1863 sous le titre: Les Troyens à Carthage.Lire la suite… entrassent à l’Opéra à la suite de TannhäuserTannhäuserTannhäuser, opéra romantique en trois actes sur un livret en allemand et une musique de Richard Wagner créé au Théâtre royal de la Cour à Dresde le 19 octobre 1845. Wagner fit des quelques changements pour la version en français due à Charles Nuitter qui fut créée à l’Opéra de Paris Lire la suite… et même de LohengrinLohengrinLohengrin, opéra romantique en trois actes sur un livret en allemand et une musique de Richard Wagner créé au Théâtre Grand-ducal de Weimar le 28 août 1850.Lire la suite… que de ne pas y entrer du tout. Votre œuvre jouée au Théâtre-Lyrique, avec les coupures et les changements motivés par l’exiguïté des moyens d’exécution et la petitesse du cadre, c’était déjà une défaveur ; le jour où vous avez condamné publiquement l’œuvre et les doctrines de Wagner, ce jour-là, je vous le dis en toute sincérité, vous avez fait une faute et vous n’avez guère agi dans l’intérêt de votre renommée. Certes, il n’y a pas le plus petit rapprochement à faire entre les TroyensTroyens, LesLes Troyens, opéra en cinq actes sur un livret et une musique de Hector Berlioz dont les trois derniers actes furent créés sous la direction de Berlioz au Théâtre-Lyrique de Paris le 4 novembre 1863 sous le titre: Les Troyens à Carthage.Lire la suite… et TannhäuserTannhäuserTannhäuser, opéra romantique en trois actes sur un livret en allemand et une musique de Richard Wagner créé au Théâtre royal de la Cour à Dresde le 19 octobre 1845. Wagner fit des quelques changements pour la version en français due à Charles Nuitter qui fut créée à l’Opéra de Paris Lire la suite…, quoiqu’il y ait plus d’un point de contact entre le talent de Wagner et le vôtre ; mais, pour le public, Wagner et vous c’est tout un, et quand on veut reprocher à un compositeur certaines hardiesses harmoniques, quand on croit découvrir chez lui la moindre velléité de rompre avec la routine ou les traditions scolastiques, on lui dit indifféremment : « Vous faites du Wagner ou vous faites du Berlioz…. prenez garde ! »

L’éducation musicale que je voudrais voir répandue dans toute la France et à Paris surtout, aurait pour principal résultat de grouper autour des œuvres sérieuses et nouvelles des juges plus impartiaux, plus compétents et plus attentifs. Je ne suis certainement pas le premier à avoir fait cette remarque, que la plupart des spectateurs qui assistent à l’exécution d’un opéra s’intéressent aux interprètes de l’œuvre plus qu’à l’œuvre elle-même : dans un divertissement chorégraphique, les ronds de jambe des danseuses ont infiniment plus d’attrait que la musique du ballet, et de même qu’un poëme médiocre peut tuer une œuvre sublime, une cantatrice phénoménale fera jouer cent fois un opéra médiocre. Les spectateurs du lendemain imitent les spectateurs de la veille ; aussi pourrais-je citer des opéras trois ou quatre fois centenaires dans lesquels les mêmes passages sont toujours applaudis : les points culminants de l’œuvre ont été signalés d’avance, on les attend avec anxiété ; mais combien de charmants détails qui échappent, combien de phrases caractéristiques, d’inventions ingénieuses répandues dans les rôles et dans l’orchestre, qui passent inaperçues. En Italie, on se donne rendez-vous au théâtre pour y prendre des sorbets et s’y entretenir de mille choses futiles, en attendant la cavatine que Berlioz a spirituellement appelée la cavatine d’onze heures. En France, les loges étant disposées d’une façon moins propice aux causeries intimes, on parle un peu moins ; mais on n’écoute guère mieux. Le plus petit incident qui se passe dans la salle suffit pour détourner l’attention. Nos salles de spectacle sont trop éclairées. Heureusement la claque est là qui rappelle les spectateurs à la situation et agit comme un stimulant sur leur attention distraite, ou sur leurs sensations émoussées. Un public musicien (je ne dis pas un public de musiciens) tolérerait-il cette sotte institution qui réunit sous le lustre une poignée d’enthousiastes salariés par la vanité des chanteurs. En Allemagne et en Italie, les claqueurs n’existent pas. Quelle singulière idée ont-ils donc du public français ceux qui se sont faits les apologistes de la claque ? Si les artistes persistent à s’illusionner chez nous sur ces applaudissements réglés à l’avance et dont le tarif leur est connu, ce n’est pas une raison pour que le public sacrifie sa dignité et son libre arbitre à l’amour-propre des artistes. La claque supprimée, le public applaudira davantage et les chanteurs s’habitueront à n’être applaudis que lorsqu’ils l’auront mérité.

(La suite prochainement.)