Le Courrier de Paris, 25 octobre 1859, [p. 1-2] (article signé E. Reyer).
Chronique musicale.
Il y a, à Paris, des salles dans lesquelles on donne des concerts, mais il n’y a pas de salle de concert proprement dite ; je n’en excepte pas la salle du Conservatoire, qui est excellente sous le rapport de l’acoustique, mais qui ne contient qu’une très faible partie des mélomanes qui voudraient bien y trouver accès. Cependant, j’ai entendu dire si souvent que la vogue dont jouit la Société des Concerts, depuis plus d’un quart de siècle, diminuerait le jour où cette société se transporterait dans un local accessible à une plus grande quantité d’adeptes, et j’ai entendu émettre cette opinion par des gens d’une expérience si consommée, d’un jugement si droit, qu’il me semble inutile de mêler le nom de cette illustre et vaillante phalange à la question que je soulève aujourd’hui.
Cette question la voici :
Il n’y a pas à Paris de salle de concert qui soit une salle de concert. Donc il faudrait en créer une. Et pour créer, il faut d’abord la bâtir, attendu que je ne connais pas d’édifice, pas de local actuellement existant, qui, sans l’intervention du maçon ou de l’architecte, puisse être affecté à un établissement de ce genre, établissement dont la fondation me paraît d’une nécessité peu contestable.
Il n’y a pas à Paris de salle de concert qui soit une salle de concert, mais il y en a à Londres, à Moscou, à Saint-Pétersbourg, à Vienne, à Berlin et dans bien d’autres villes qui ne prennent pas, en toute occasion, le titre éminemment glorieux de capitales des arts et du monde civilisé.
Et pourtant il n’y a pas de ville où il se donne plus de concerts qu’à Paris.
Pendant une certaine saison, des soirées et des matinées musicales sont offertes chaque jour au public par des virtuoses de tous les genres, à la salle Herz, à la salle Beethoven, chez M. Erard et dans les salons de M. Pleyel.
Il y a aussi les concerts de la rue du Helder et les concerts de la rue Cadet, où l’on entend de la musique en se promenant, et où l’on peut, pendant les entr’actes, jouer au billard ou à la toupie. Et ces concerts-là, il faut en convenir, ne sont pas les moins achalandés ; d’abord la musique n’en est pas le seul élément, et ensuite on y rencontre beaucoup de personnes de connaissance, c’est-à-dire beaucoup de personnes dont la connaissance se fait très facilement. Or, dans une réunion nombreuse, il est quelquefois fort agréable de trouver à qui parler…avec accompagnement d’orchestre.
Je ne cite que pour mémoire les cafés-concerts ou cafés chantans, dans lesquels les chopes qui se heurtent et les garçons qui répondent à l’appel des consommateurs couvrent la voix des exécutans, dieux et déesses de troisième ordre, auxquels, au lieu d’encens, on envoie de la fumée de tabac.
Quelques-uns de nos théâtres lyriques peuvent être accidentellement transformés en salles de concert, à la condition toutefois que l’orchestre et les chœurs seront étagés sur la scène convertie en estrade ; mais c’est presque toujours pour le public un coup d’œil froid et monotone que celui de cette masse d’habits noirs et de robes blanches, se tenant immobiles là où, d’habitude, se meuvent, chantent et gesticulent des personnages costumés qu’encadre une décoration riante ou féerique. Et puis, je le répète, ce n’est qu’accidentellement que quelques-uns de nos théâtres lyriques peuvent être transformés en salles de concerts. Un artiste de grand renom recule bien souvent devant les frais excessifs que lui coûtera cette fantaisie d’installer son concerto ou sa symphonie dans le temple de la cavatine ou de l’opéra-comique.
Paganini, Liszt, Thalberg, Vieuxtemps, Félicien David, Berlioz, ont donné de magnifiques concerts qui ont fait courir tout Paris à l’Opéra, aux Italiens et à l’Opéra-Comique ; mais tout Paris aurait couru également à une solennité musicale donnée par l’un ou l’autre de ces illustres artistes dans une salle de concert telle que je la voudrais, telle qu’elle n’existe pas.
La salle Herz, la seule dans laquelle on puisse à la rigueur réunir un orchestre complet, des chœurs et des solistes, est élégante, coquette, ornée avec goût et admirablement située ; mais elle évidemment trop petite, puisque la recette n’arrive à couvrir les frais que si les places sont cotées à un prix excessif. En général (je puis affirmer cela sans blesser l’amour-propre d’aucun artiste), quand les places sont cotées à un prix excessif, 15 francs, 10 francs et même 5 francs par personne, la recette est insuffisante, quand elle n’est pas à peu près nulle.
Les concerts donnés par les virtuoses qui placent leurs billets d’avance dans les maisons particulières où ils sont accueillis, et les concerts de bienfaisance ou de charité, patronnés par de noble dames ou par de pieux personnages, amateurs de philanthropie, sont à peu près les seuls qui produisent une recette palpable en espèce sonnantes et monnayées. Aux autres concerts, c’est presque toujours le même public de carton, payant en monnaie de singe.
Les salles Herz, Pleyel, Erard et Beethoven sont aménagées de la façon la plus confortable qu’on puisse souhaiter, je le veux bien ; mais il ne faut pas leur donner une destination autre que celle qui leur est propre. Réservez-les pour certains chanteurs, pour certains instrumentalistes qui, forts de leur valeur personnelle et de la puissance de leur talent, dédaignent le secours de l’orchestre ; réservez-les encore pour les séances de musique de chambre où l’on exécute des sonates et des quatuors.
Aux artistes qui composent des oratorios, des concertos et des symphonies, donnez une salle que vous construirez au centre de Paris, sur un emplacement convenable, qui offrira aux spectateurs et aux artistes toutes les commodités voulues et qui sera assez vaste pour contenir deux mille personnes.
Je m’adresse au gouvernement, auquel je demande une nouvelle preuve de sympathie, un nouvel acte de générosité en faveur de toute une classe d’artistes, et à des spéculateurs, auxquels je propose une excellente affaire.
Le gouvernement donnera le terrain.
Les spéculateurs bâtiront la salle.
On s’occupe beaucoup, dans ce moment-ci, de la démolition et aussi de la reconstruction de deux de nos théâtres lyriques. Ce moment est donc bien choisi pour solliciter la création d’une salle de concert.
Il n’y a pas que des compositeurs dramatiques parmi les musiciens qui composent : il y en a dans le nombre qui sont bien mieux doués pour écrire des symphonies que des opéras.
Les uns marchent, de loin si l’on veut, dans les traces de Gluck, de Weber, de Meyerbeer, d’Auber, d’Hérold et de Rossini ; les autres marchent, de plus loin encore, sur les traces de Haydn, de Mendelssohn et de Beethoven. Et l’on a dit plus d’une fois à ceux-ci, quand ils ont voulu essayer du théâtre, c’est-à-dire entrer dans la voie où les chances de profit et de gloire sont les plus certaines : « Vous vous fourvoyez, vous n’avez pas la fibre dramatique ; vous êtes symphonistes, faites donc des symphonies. »
Eh bien ! quand les symphonies seront faites, où les jouera-t-on ?
Il y a un temple pour les symphonistes qui ne sont plus de ce monde ; mais je ne sache pas qu’il y en ait un pour ceux qui n’appartiennent pas encore à la postérité, et qui ne sont pas pressés d’y arriver.
Nous avons vu naître et mourir, dans l’espace d’une dizaine d’années, la société Sainte-Cécile, dirigée par M. Seghers ; la Société philharmonique de M. Félicien David, et celle de M. Berlioz. Il ne nous reste aujourd’hui que La Société des jeunes artistes. C’est beaucoup, sans doute, mais ce n’est pas assez.
Pourquoi ces différentes sociétés, à la tête desquelles étaient placée des hommes d’un grand mérite, et qui comptaient dans leur sein des artistes très distingués, n’ont-elles pu vivre ? Parce qu’elles n’étaient pas établies sur des bases solides et parce qu’elles donnaient leurs séances dans un local insuffisant et incommode où l’on faisait de la musique aujourd’hui, de l’équitation le lendemain, et où l’on avait dansé la veille.
Il faut qu’une salle de concert puisse contenir au moins deux mille personnes ; il faut qu’elle ne laisse rien à désirer sous le rapport de l’acoustique ; il faut qu’elle soit un monument et non une écurie ; il faut que la société lyrique, philharmonique ou symphonique qui s’y installera soit à la salle comme le personnel d’un théâtre est au théâtre.
Les solistes, l’orchestre et les chœurs formeront un ensemble de cent cinquante exécutans ; et ce chiffre qui, sur tant d’affiches de concert est une fiction, sera une réalité.
Les quarante concerts donnés dans la saison ne coûteront pas plus de cent cinquante mille francs, et une cantatrice ou un ténor qui, au sortir du Conservatoire, par exemple, trouveront six mille francs à gagner en six mois en chantant deux fois par semaine, ne seront pas plus à plaindre que ceux qui s’en vont jouer le répertoire dans une ville de province.
On les habituera à chanter de la musique et non des ariettes, ce qui leur permettra, au bout de deux ou trois ans, à l’expiration de leur engagement, de rendre d’utiles services à ceux de nos théâtres qui réveillent ou qui voudraient bien réveiller les œuvres trop longtemps endormies des grands maîtres de l’art dramatique.
Il y aura un comité qui décidera de l’acceptation ou du refus de telle symphonie, de tel oratorio, de telle composition sérieuse qui lui sera envoyée sous le voile de l’anonyme.
Et quand une œuvre aura été acceptée, on l’exécutera plusieurs fois, de telle sorte que l’auteur puisse jouir de son œuvre et le public aussi.
Pendant les six mois de vacances, les instrumentistes donneront des leçons et les choristes chanteront dans les églises ; ils feront ce que font les instrumentalistes et les choristes de nos théâtres, et ne seront pas moins rétribués.
Les frais, que j’évalue approximativement à cent cinquante mille francs, seront assurés par quinze cents souscripteurs, qui achèteront deux francs cinquante centimes par concert le droit d’entendre de la bonne musique commodément assis dans des stalles réservées.
Les bénéfices seront-ils partagés entre les souscripteurs ou entre les artistes, c’est une question à débattre.
Il restera donc cinq cents billets à prendre à la porte, et ils seront pris.
La salle sera de forme elliptique, et l’orchestre, placé sur une large estrade, fera face aux spectateurs. Il n’y aura pas de loges, et par conséquent pas de bruit de portes qui s’ouvrent et se ferment, pas de colloque avec les ouvreuses qui vous débarrassent de votre pelisse, de votre paletot, et vous offrent en échange le programme de la soirée et un petit banc. Des rangées semi-circulaires de fauteuils s’élèveront en gradins et seront disposées de façon à rendre la circulation facile.
A l’extérieur le monument sera entouré de galeries, sous lesquelles seront disposées des boutiques, dont le loyer donnera un assez joli denier aux spéculateurs qui auront bâti la salle.
Je crois que mon projet a du bon ; mais peut-être ne l’ai-je pas développé aussi clairement que je l’aurais voulu. Depuis le commencement de ce feuilleton, je suis troublé dans mes idées par les sons nasillards d’une vielle accompagnant la voix enrouée d’un chanteur installé sous mes fenêtres. J’ai eu la pensée de jeter quelques sous à ce musicien, mon confrère, et de l’inviter à s’éloigner ; mais j’ai compris que ce serait un moyen sûr de le faire revenir le lendemain. Alors je suis descendu moi-même, n’ayant personne à qui donner une pareille commission, lui signifier que son concert avait duré assez longtemps, et qu’il ait à déguerpir ; mais il m’a montré une médaille qui lui donne le droit de me gêner dans mon travail et de me rompre les oreilles aussi longtemps que cela pourra m’être désagréable. Il chante encore.
Personnes discutées
Personnes citées
Oeuvres discutées
Oeuvres citées
Notes d'édition
La Société Sainte-Cécile fut fondée en 1850 par Charles de Bez. Le chef d’orchestre en était François Seghers et le chef de chœur était Jean-Baptiste Weckerlin. Le premier concert eut lieu le 24 novembre 1850 dans un manège rue de la Chaussée d’Antin. Le 25 juin 1854, Seghers donna sa démission et fut remplacé par Auguste Barbereau puis par Edouard Muratet. La Société Sainte-Cécile est dissoute en 1856. Jean-Baptiste Weckerlin la fit renaitre en 1865 et la dirigea jusqu’en 1868.
En fait, Félicien David reprit la direction de la Société de l’Union musicale, qui avait été fondée par Louis Manera juste après la révolution de février 1848. Manera décéda le 3 août 1849 et François Seghers le remplaça en janvier 1850 avant de démissionner pour fonder la Société Saint-Cécile, et c’est à ce moment-là que Félicien David prit la direction de l’Union musicale. Il donna un concert d’inauguration le 17 novembre 1850. Il dirigea de janvier à avril 1851 une série de concerts, où figurèrent plusieurs de ses compositions dont Le Désert, L’Eden, Christophe Colomb et ses symphonies en ut mineur et mi bémol majeur. C’est le nombre des compositions de Félicien David inscrits aux programmes des concerts de la Société de l’Union musicale qui fait que Reyer la considère comme la Société philharmonique de M. Félicien David.
La Société philharmonique fut fondée par Hector Berlioz en 1850 et donna son premier concert sous sa direction le 19 février de cette année. Elle donna en tout une douzaine de concerts, dont le dernier eut lieu le 29 avril 1851.
La Société des jeunes artistes du Conservatoire fut fondée par Jules Pasdeloup en 1851 et donna son premier concert le 20 février de cette année à la salle Herz. Pour pouvoir atteindre un plus large public et ainsi donner un assise financière plus stable à son entreprise, Jules Pasdeloup loua ensuite, en 1861, la salle du Cirque Napoléon, qui contenait près de 5000 places, pour y donner ses concerts, les Concerts populaires de musique classique, dont le premier eut lieu le 27 octobre 1861.