Le Moniteur Universel, 29 novembre 1864, p. (article signé E. REYER).

 Feuilleton du MoniteurSOUVENIRS D’ALLEMAGNE Voir Le Moniteur des 19, 20, 22 et 27 novembre 1864.

Voilà comment nous sommes ; les Allemands, sous ce rapport-là et sous bien d’autres non plus, ne nous ressemblent guère. Ils ne jugent pas avec les oreilles de leurs voisins, et aucun de leurs critiques ne s’aviserait de mimer son feuilleton au milieu d’une représentation, quelle que soit son antipathie pour l’œuvre qu’il écoute ; ce n’est pas non plus une grande dame allemande qui a dit ceci : « J’ai toujours de la musique à mes soirées, parce que je trouve que cela fait causer plus agréablement. » — On ne peut pas avoir une idée en France de l’attitude recueillie du public allemand, de l’attention qu’il apporte à une œuvre même quand elle ne lui paraît rien moins que sublime. Pour les Allemands, les théâtres sont véritablement les temples de l’art ; la scène qui se joue chez nous, à propos du paletot ou du petit banc, entre le spectateur et l’ouvreuse, leur est complètement inconnue, et quand le spectacle est annoncé pour six heures, ce n’est point une heure après que le public arrive. Les musiciens de l’orchestre qui n’ont rien à faire pendant l’exécution de certains morceaux restent à leur place, ne lisent pas le journal et ne font pas de charges à leurs camarades. Un musicien qui se rend au théâtre, son instrument à la main, n’a pas l’air d’un condamné qui marche au supplice : pour le musicien allemand, l’heure du spectacle est le plus beau moment de la journée ; je ne dis pas cependant qu’il éprouve une grande tristesse quand la toile se baisse sur le morceau final, car alors il redevient un homme et, se sentant altéré, il prend le chemin de la brasserie.

La brasserie allemande est souvent une sorte de club où les gens du même métier, du même rang, se réunissent pour manger, pour boire et pour causer ; quand le diapason des voix tend à s’élever, on ne crie pas, on chante ; et l’on ne voit pas dans les brasseries allemandes de ces poëtes chevelus, sombres et mélancolique, forgeant dans le coin le plus obscur de la salle quelque sonnet pour l’anéantissement du genre humain ; on n’y rencontre guère de ces génies incompris, discourant à haute voix sur leurs mérites personnels et décochant leurs traits les plus acérés contre ceux qu’ils appellent les heureux du jour. Ce sont en général d’honnêtes asiles où les brocs se vident et s’emplissent avec une merveilleuse rapidité ; on y boit beaucoup et on n’y médit guère.

Il y aurait d’assez curieuses observations à faire sur les brasseries allemandes, depuis la Bierstube, caveau sombre et enfumé, jusqu’aux brasseries-concerts, où, comme à Berlin et à Stuttgart par exemple, plus de deux mille personnes peuvent trouver place. Là se donnent des concerts de jour et des concerts de nuit, et à la chapelle de la maison (Kapelle des Hauses) viennent se joindre, dans les grandes solennités, des musiciens militaires à la fois chanteurs et instrumentistes. Presque toutes les musiques militaires allemandes ont un quatuor complet d’instruments à cordes, et, dans certains morceaux, dans l’ouverture du Pardon de Ploërmel Pardon de Ploërmel, LeLe Pardon de Ploërmel, opéra-comique en trois actes sur un livret de Jules Barbier et Michel Carré mis en musique par Giacomo Meyerbeer et créé à l’Opéra-Comique le 4 avril 1859.Lire la suite…par exemple, les violons, les altos et les basses chantent et jouent en même temps. Je n’ai pas besoin d’ajouter que cela n’a lieu ainsi que dans les concerts ; aux revues et aux promenades, où la musique accompagne le régiment, elle reprend sa physionomie habituelle. On conçoit que des artistes qui peuvent jouer alternativement du violon et de la clarinette, de l’alto ou du hautbois et chanter quand il le faut, ne sont point des artistes ordinaires. Eh bien, il y en a beaucoup comme cela en Allemagne ; la Bohême et la Hongrie pourraient à elles seules en approvisionner les armées de tous les souverains.

Je reviens aux musiciens d’orchestre pour dire que leur position est bien meilleure que celle des musiciens français : ils ont une retraite, et sont assimilés en cela à des employés du gouvernement. Chaque petite cour allemande, on le sait, a sa chapelle ; chaque chapelle se compose d’un certain nombre d’exécutants de différents grades, et d’un ou de plusieurs chefs, qui sont directeurs de musique ou maîtres de chapelle. Au-dessus du maître de chapelle, il y a le directeur général de la musique de la cour : position considérable, qui a été occupée à Berlin par Spontini, Mendelssohn et Meyerbeer ; à Cassel, par Spohr ; par Marshner à Hanovre ; par Donizetti à Vienne, et qu’occupe encore aujourd’hui à Munich L. Franz Lachner, l’aîné des trois frères Lachner. Peu de temps après l’avènement au trône du jeune roi de Bavière, M. Richard Wagner a été nommé directeur général de la musique de la cour ; mais je ne pense pas que cette nomination, très-justifiée d’ailleurs, ait porté la moindre atteinte aux fonctions et aux prérogatives d’un artiste aussi éminent et aussi considéré que M. Franz Lachner. Quant aux artistes qui font partie de l’orchestre, il y en a qui sont de simples exécutants et qui n’ont que le titre de Orchestermusiker ou Mitglieder orchesters ; puis il y a les Hofmusiker, les Kammer-musiker ou Kammervirtuose, et les Concertmeister, comme M. David, directeur du Gewandhaus, à Leipzig, conjointement avec M. Reinecke, et M. Joachim, à Hanovre. Ces différents titres impliquent des fonctions différentes et des appointements plus ou moins élevés ; mais le Kammervirtuose et le Concertmeister jouent à l’orchestre, à côté du simple Musiker, d’où il résulte que presque tous les orchestres des théâtres allemands sont excellents.

L’organisation des théâtres allemands, comparée à celle de nos théâtres, offre cette différence qu’en Allemagne le directeur général de la musique (Musik General director) ou le maître de chapelle exercent à côté de l’intendant général ou du directeur des fonctions tout à fait spéciales et une autorité distincte. A l’un la direction de la partie musicale, à l’autre la direction de la partie administrative. Chez nous, au contraire, le directeur d’un théâtre (je ne parle que des théâtres lyriques) est un personnage omnipotent, qui ne laisse guère à son chef d’orchestre que le soin de diriger ses musiciens et de les mettre à l’amende quand il y a lieu. C’est le directeur qui décide que tel ouvrage sera joué de préférence à tel autre, et qui préfère toujours à un chef-d’œuvre peu goûté du public une œuvre médiocre qui fait beaucoup d’argent. Peut-on sincèrement le blâmer d’agir ainsi quand on songe qu’il dirige le théâtre à ses risques et périls, et qu’il se trouve dans la position d’un commerçant pour lequel, au bout des mauvaises spéculations, il y a la faillite ? – En Allemagne, dans les villes capitales, les recettes et les dépenses des théâtres de cour étant inscrites au budget de l’Etat (comme cela a lieu chez nous pour l’Académie impériale de musique et de danse), la question d’art passe presque toujours avant la question d’argent. D’ailleurs le goût du public pour les belles œuvres de toutes les époques, et je dirai même de toutes les écoles, fait que les deux questions peuvent être résolues dans la même soirée, à l’avantage et au profit de chacun. Aussi y a-t-il longtemps que l’on ne voit plus, même dans les villes secondaires de l’Allemagne, des affiches annonçant pompeusement la première représentation ou la reprise des œuvres immortelles de Gluck, de Mozart de Beethoven, de Méhul, de Spontini, de Cherubini et de Weber. Ces œuvres sont au répertoire et on les joue habituellement et tout naturellement, comme chez nous Le Domino noirDomino noir, LeLe Domino noir, opéra-comique en trois actes sur un livret d’Eugène Scribe, mis en musique par Daniel-François-Esprit Auber, créé à l’Opéra-Comique le 2 décembre 1837.Lire la suite… et La FavoriteFavorite, LaLa Favorite, opéra en quatre actes sur un livret de Alphonse Royer et Gustave Vaëz mis en musique par Gaetano Donizetti et créé à l’Opéra de Paris le 2 décembre 1840.Lire la suite…. En France, les belles œuvres, si elles étaient entendues plus souvent, si elles étaient produites avec plus de persistance, parviendraient sans doute à perfectionner et à épurer le goût du public ; en Allemagne, c’est le goût du public qui fait éclore les belles œuvres et qui maintient leur durée à la hauteur de leur valeur intrinsèque. AlcesteAlcesteAlceste, tragédie lyrique en trois actes sur un livret de François-Louis Gand Le Bland dit bailli du Roullet adaptée du livret en italien de Ranieri de’ Calzabigi mis en musique par Christoph Willibald Gluck et créée à l’Opéra de Paris le 23 avril 1776. La version originale en Italien futLire la suite…, ArmideArmideArmide, tragédie lyrique en cinq actes sur un livret de Philippe Quinault mis en musique par Christoph Willibald Gluck et créée à l’Opéra de Paris le 23 septembre 1777.Lire la suite…, les deux IphigénieIphigénie en TaurideIphigénie en Tauride, tragédie lyrique en quatre actes sur un livret de Nicolas-François Gaillard mis en musique par Christoph Willibald Gluck et créé à l’Opéra de Paris le 18 mai 1778.Lire la suite…, OrphéeOrphée et EurydiceOrphée et Euridice, drame héroïque en trois actes sur un livret de Pierre-Louis Moline mis en musique par Christoph Willibald Gluck et créé à l’Opéra de Paris le 2 août 1774.Lire la suite…, Les Noces  de FigaroNoces de Figaro, LesLes Noces de Figaro (Le nozze di Figaro), K.V. 492, opera buffa en quatre actes sur un livret en italien de Lorenzo Da Ponte, d’après Beaumarchais, mis en musique par Wolfgang Amadeus Mozart et créé au Burgtheater de Vienne le 1er mai 1786.Lire la suite…, IdoménéeIdoménée, roi de CrèteIdomeneo, re di Creta ossia Ilia e Idamante (Idoménée, roi de Crète  ou Ilia et Idamante), opera seria en trois actes sur un livret en italien de Giambattista Varesco d’après le livret d’Antoine Danchet, mis en musique par Wolfgang Amadeus Mozart et créé au Théâtre Cuvillés de Munich lLire la suite…, Don Juan, FidelioFidelioFidelio, opéra en deux actes sur un livret en allemand de Joseph Sonnleithner remanié par Stephan von Breuning puis par Georg Friedrich Treitschke et cree au Kärntnertortheater de Vienne le 23 mai 1814.Lire la suite…, FreischützFreischütz, DerDer Freischütz, opéra romantique en trois actes sur un livret de Johann Friedrich Kind, mis en musique par Carl Maria von Weber, créé au Nouveau Schauspielhaus de Berlin le 18 juin 1821.Lire la suite…, EuryantheEuryantheEuryanthe, opéra en trois actes sur un livret en allemand de Helmina von Chézy mis en musique par Carl Maria von Weber et créé Kärntnertortheater de Vienne 25 octobre 1823.Lire la suite…, OberonOberonOberon, opéra romantique en trois actes sur un livret en anglais de James Robinson Planche, d’après le poème de Christoph Martin Wieland, mis en musique par Carl Maria von Weber et créé au Théâtre de Covent Garden à Londres le 12 avril 1826. La version en français due à Charles Nuitter eLire la suite…, JosephJosephJoseph, opéra-comique en trois actes sur un livret d’Alexandre Duval mis en musique par Nicolas Méhul et créé à l’Opéra-Comique le 17 février 1807.Lire la suite…, Les Deux JournéesDeux Journées, LesLes Deux Journées, comédie lyrique en trois actes sur un livret de Jean-Nicolas Bouilly mis en musique par Luigi Cherubini et créée à l’Opéra-Comique (Théâtre Feydeau) le 16 janvier 1800.Lire la suite…, La VestaleVestale, LaLa Vestale, tragédie lyrique en trois actes sur un livret d’Etienne de Jouy mis en musique par Gaspare Spontini et créé à l’Opéra de Paris le 11 décembre 1807.Lire la suite…, Fernand CortezFernand CortezFernand Cortez ou La Conquête du Mexique, opéra en trois actes sur un livret d’Etienne de Jouy et Joseph-Alphonse d’Esménard mis en musique par Gaspare Spontini et créé à l’Opéra de Paris le 28 novembre 1809.Lire la suite… et OlympieOlympieOlympie, opéra en trois actes sur un livret de Charles Brifaut et Armand-Michel Dieulafoy, d’après la tragédie de Voltaire, mis en musique par Gaspare Spontini et créé à l’Opéra de Paris le 22 décembre 1819. Spontini remania l’œuvre pour lui donner une fin heureuse. Cette version fut Lire la suite…, ne sont jamais laissés dans l’oubli assez longtemps pour que toute une génération ignore leur existence, et si ces ouvrages sont exécutés devant une foule avide de les entendre et heureuse de les applaudir, ce n’est pas parce qu’ils servent de piédestal à quelque cantatrice en renom ou à quelque ténor doué d’une voix exceptionnelle ; et, malheur à l’artiste qui oserait toucher d’une main profane au texte du maître ou qui essayerait de substituer sa personnalité à celle du compositeur. Un chanteur et une cantatrice ont bien certainement la faculté de ne pas accepter un rôle qui ne convient ni à leur tempérament ni à leur genre de voix, mais ils n’ont pas le droit de le dénaturer, de le travestir, de le transposer, de l’embellir de points d’orgue, de fioritures et d’ornements de toutes sortes, pour la plus grande satisfaction de leur amour-propre et dans le but égoïste de faire valoir certaines particularités, certaines aptitudes de leur talent et de leur organe. Devant une œuvre quelle qu’elle soit, et à plus forte raison devant des chefs-d’œuvre que le temps et le succès ont consacrés, il ne doit pas y avoir de virtuoses, mais seulement des interprètes. A Vienne, quelques personnes se souviennent encore de la tempête de sifflets qui accueillit le ténor Rubini lorsqu’il s’avisa, dans Don JuanDon Giovanni (Don Juan)Il dissoluto punito ossia il Don Giovanni, K.V. 527, dramma giocoso en deux actes sur un livret de Lorenzo Da Ponte mis en musique par Wolfgang Amadeus Mozart et créé au Théâtre des Etats de Prague le 29 octobre 1787. Mozart fit des modifications pour la création de l’œuvre au Burgtheater deLire la suite…, de chanter à l’unisson des premiers violons certain passage de l’admirable andante : Il mio tesoro intanto dans lequel Mozart n’a donné au chant qu’une note tenue. Et aujourd’hui cela est passé à l’état de tradition en Italie, en France et dans bien d’autres lieux. Peut-être Mozart eût-il accepté le changement fait par Rubini, peut-être même en avait-il eu la pensée, et n’a-t-il été arrêté que par la crainte d’une difficulté trop grande, lui qui se préoccupait tant de la voix et qui n’écrivait pas pour les chanteurs comme il écrivait pour les clarinettes. Quoi qu’il en soit, ce qui est écrit est écrit ; Rubini a eu tort de modifier le texte, et le public de Vienne a bien fait de protester. Je suis loin de repousser cependant les conseils qu’un artiste lyrique peut donner dans certains cas, à un compositeur : Nourrit, on le sait, n’a pas été tout à fait étranger à la forme et aux développements du duo du quatrième acte des HuguenotsHuguenots, LesLes Huguenots, opéra en cinq actes sur un livret d’Eugene Scribe et  Emile Deschamps, mis en musique par Giacomo Meyerbeer, créé à l’Opéra de Paris le 29 février 1836.Lire la suite… ; et quand un chanteur trouve un passage trop difficile, ou quand sa voix n’a pas une étendue suffisante pour l’exécuter, rien n’est plus naturel, de la part du compositeur, que de se prêter à la modification qui lui est demandée ; mais que, de son autorité privée, un chanteur ou une cantatrice fasse subir la plus légère altération au texte, voilà ce qui me paraît absolument condamnable et aussi dépourvu de bon goût que de raison. Je livre ce paragraphe à l’attention des chanteurs français (les chanteurs italiens ne le comprendraient pas) et je le recommande particulièrement à l’un de nos ténors les plus applaudis, lequel prétend que les deux dernières mesures d’un morceau lui appartiennent… et qui le prouve. J’avoue que le public lui donne raison, à lui et à tous ceux qui l’imitent : un morceau qui se termine tout naturellement, sans un point d’orgue, sans un trille, sans un temps d’arrêt sur la note sensible ou sur la dominante, si admirablement qu’il ait été chanté, n’est presque jamais applaudi, car, en présence de pareilles lacunes, la claque elle-même reste froide et décontenancée.

(La suite prochainement.)