Le Moniteur Universel, 30 novembre 1864, p. (article signé E. REYER).

 Feuilleton du MoniteurSOUVENIRS D’ALLEMAGNE Voir Le Moniteur des 19, 20, 22, 27 et 29 novembre 1864.

Nos chefs d’orchestre devraient avoir assez d’autorité pour forcer les chanteurs, surtout lorsqu’il s’agit d’une œuvre sérieuse, à ne chanter que ce qui est écrit et à réserver leurs fioritures et leurs broderies pour tel genre de musique qui s’en accommode parfaitement ; les compositeurs eux-mêmes ne devraient pas céder aussi facilement qu’ils le font, en général, aux exigences de certains artistes qui s’imaginent de bonne foi que sur eux seuls repose le succès d’un ouvrage, et qu’un ouvrage ne peut avoir de succès s’il n’est écrit dans telles conditions favorables au développement, à l’exhibition de leurs qualités vocales. C’est ainsi que les mêmes formules, les mêmes cadences, les mêmes banalités, se retrouvent dans des œuvres qui sont pourtant de style, d’origine et de conception tout à fait dissemblables ; c’est ainsi qu’elles se perpétueraient jusqu’à la fin des siècles s’il ne venait de temps en temps un musicien de génie qui, rompant en visière à la tradition et à la routine, secoue toutes ces vieilleries avec une hardiesse et une indépendance qui l’honorent.

Il faudrait aussi que le public renonçât une fois pour toutes à se faire le complice de la vanité des chanteurs, et que le nom d’une cantatrice, mis en vedette sur l’affiche, ne suffît plus pour attirer la foule aux représentations d’une œuvre médiocre. Le système de lettres majuscules et de réclames, que nos directeurs ont été forcés d’adopter en faveur d’artistes dont je suis bien loin toutefois de contester le talent, est un système absurde dont les bons effets m’échappent. A quoi cela sert-il, par exemple, d’annoncer sur l’affiche la rentrée de M. ou de madame X., et pourquoi les faire saluer par une salve d’applaudissements quand ils entrent en scène ou quand ils rentrent dans la coulisse ? Est-il bien utile d’établir une ligne de démarcation entre les différents sujets d’une même troupe ? est-il convenable d’empêcher le public d’écouter un travail d’orchestre auquel le compositeur peut avoir donné beaucoup d’importance, beaucoup d’intérêt, et qui se perd ainsi au milieu des applaudissements de la claque ?

Je demande maintenant à dire un mot au sujet d’un abus que nos directeurs considèrent comme une des plus chères prérogatives de leur emploi. Il s’agit des coupures auxquelles toute œuvre nouvelle est condamnée d’avance et auxquelles les œuvres anciennes elles-mêmes ne sont assujetties que trop souvent. La gravité avec laquelle un directeur, tenant sa montre d’une main et posant son doigt à la fin, quelquefois au milieu d’une mesure, dit à un compositeur : « Votre morceau doit finir là, » m’a toujours paru inexplicable chez un homme fort intelligent d’ailleurs et qui ne sait pas une note de musique. Au premier moment, on serait tenté de croire à une plaisanterie ; mais il n’en est rien, cela est fort sérieux, et on ne peut s’imaginer, quand on n’a pas passé par là, la quantité de mauvaises raisons que le directeur sait appeler à lui pour prouver au musicien que tel morceau est trop long ou qu’il doit disparaître entièrement. Ce sont les exigences scéniques qui le veulent ainsi ; c’est la fatigue du public à ce moment de la soirée qui le réclame impérieusement; la première chanteuse sera à bout de forces ou bien il faudra la laisser dans la coulisse si longtemps que le public aura le temps de l’oublier ; le morceau est beau, fort beau, mais il n’est pas en situation, etc., etc. Je ne puis énumérer toutes ces raisons, car il y en a mille, il y en a dix mille, il y en a jusqu’au moment où le compositeur finit par céder, et laisse le crayon rouge se promener çà et là à travers les pages de sa partition. Certes, je comprends qu’un directeur tienne essentiellement à présenter au public une œuvre écrite dans les conditions les meilleures et les plus favorables; mais les coupures ne mènent pas infailliblement au succès, et je sais plusieurs de mes confrères qui ont été victimes des mutilations les plus barbares, sans que leurs œuvres aient fourni pour cela (je devrais dire à cause de cela) une plus longue carrière. Par exemple, La Reine de SabaReine de Saba, LaLa Reine de Saba, opéra en quatre actes sur un livret de Michel Carré et Jules Barbier mis en musique par Charles Gounod et créé à l’Opéra de Paris le 28 février 1862.Lire la suite…, telle qu’elle a été exécutée à Paris, avec les coupures et les changements exigés par la direction de l’Opéra, n’a pas reçu du public un accueil entièrement sympathique ; tandis que ce même ouvrage a brillamment réussi à Bruxelles et à Darmstadt, à Darmstadt surtout, où je l’ai vu représenter avec un très-grand luxe de décors, avec l’acte de la mer d’airain (supprimé à Paris), et sans changements ni coupures. Il en sera de même des TroyensTroyens, LesLes Troyens, opéra en cinq actes sur un livret et une musique de Hector Berlioz dont les trois derniers actes furent créés sous la direction de Berlioz au Théâtre-Lyrique de Paris le 4 novembre 1863 sous le titre: Les Troyens à Carthage.Lire la suite… le jour où quelque grande ville de la province ou de l’étranger aura la bonne pensée de représenter ce chef-d’œuvre tel qu’il a été créé par le génie du compositeur. Je me souviens qu’à la première représentation, il y avait au foyer et dans les coulisses du Théâtre-Lyrique des groupes de gens fort peu compétents, mais discutant avec une extrême vivacité, et entre autres critiques adressées au musicien comme au poëte, on lui reprochait de n’avoir point fait chanter par Didon et Enée un duo d’adieu. — Ce duo existe dans la partition, mais on l’avait coupé !…. et le public n’en savait rien. Maintenant, dira-t-on, pourquoi un compositeur laisse-t-il ainsi mutiler son œuvre ? Ne ferait-il pas mieux, plutôt que de céder à des exigences qu’il ne trouve rien moins que fondées, ne ferait-il pas mieux de s’en retourner chez lui, sa partition sous le bras ? — C’est bien mon avis, et cependant je suis loin de prétendre que les compositeurs soient infaillibles ; mais, de même que je ne veux défendre que certaines œuvres soigneusement élaborées et pour lesquelles le nom de l’auteur est une garantie, je m’élève seulement contre ces coupures systématiques, contre ces changements qui n’ont pas leur raison d’être et qui ôtent à une partition son homogénéité et sa véritable physionomie.

Voyons maintenant comment sont traités chez nous les morts, qui ne peuvent ni protester ni se défendre. Il n’y a pas une œuvre de l’ancien répertoire allemand, pas une seule, et il n’y a que bien peu d’œuvres de l’ancien répertoire français, qui n’aient été plus ou moins tronquées, remaniées et modifiées par le caprice du directeur ou la fantaisie de quelque artiste : je parle tout aussi bien du poëme que de la musique. Ni AlcesteAlcesteAlceste, tragédie lyrique en trois actes sur un livret de François-Louis Gand Le Bland dit bailli du Roullet adaptée du livret en italien de Ranieri de’ Calzabigi mis en musique par Christoph Willibald Gluck et créée à l’Opéra de Paris le 23 avril 1776. La version originale en Italien futLire la suite…, ni OrphéeOrphée et EurydiceOrphée et Euridice, drame héroïque en trois actes sur un livret de Pierre-Louis Moline mis en musique par Christoph Willibald Gluck et créé à l’Opéra de Paris le 2 août 1774.Lire la suite…, ni FidelioFidelioFidelio, opéra en deux actes sur un livret en allemand de Joseph Sonnleithner remanié par Stephan von Breuning puis par Georg Friedrich Treitschke et cree au Kärntnertortheater de Vienne le 23 mai 1814.Lire la suite…, ni FreischützFreischütz, DerDer Freischütz, opéra romantique en trois actes sur un livret de Johann Friedrich Kind, mis en musique par Carl Maria von Weber, créé au Nouveau Schauspielhaus de Berlin le 18 juin 1821.Lire la suite…, ni OberonOberonOberon, opéra romantique en trois actes sur un livret en anglais de James Robinson Planche, d’après le poème de Christoph Martin Wieland, mis en musique par Carl Maria von Weber et créé au Théâtre de Covent Garden à Londres le 12 avril 1826. La version en français due à Charles Nuitter eLire la suite…, ni EuryantheEuryantheEuryanthe, opéra en trois actes sur un livret en allemand de Helmina von Chézy mis en musique par Carl Maria von Weber et créé Kärntnertortheater de Vienne 25 octobre 1823.Lire la suite…, ni Richard Cœur de LionRichard Coeur-de-lionRichard Cœur-de-lion, comédie mêlée d’ariettes en trois actes sur un livret de Michel-Jean Sedaine mis en musique par Modeste Grétry et créée à l’Opéra-Comique le 21 octobre 1784.Lire la suite…, ni Le Tableau parlantTableau parlant, LeLe Tableau parlant, comédie parade en un acte et en vers sur un livret de de Louis Anseaume mis en musique par Modeste Grétry et créé à la Comédie-Italienne à Paris le 20 septembre 1769.Lire la suite…, ni Les Noces de FigaroNoces de Figaro, LesLes Noces de Figaro (Le nozze di Figaro), K.V. 492, opera buffa en quatre actes sur un livret en italien de Lorenzo Da Ponte, d’après Beaumarchais, mis en musique par Wolfgang Amadeus Mozart et créé au Burgtheater de Vienne le 1er mai 1786.Lire la suite…, ni L’Enlèvement au sérailEnlèvement au Sérail, L’L’Enlèvement au Sérail (Die Entführung aus dem Serail) KV 384, singspiel en trois actes sur un livret en allemand de Gottlieb Stephanie, d’après la pièce de théâtre de Christoph Friedrich Bretzner mis en musique par Wolfgang Amadeus Mozart et créé au Burgtheater de Vienne le 16 juillet Lire la suite…, ni Cosi fan tutteCosi fan TutteCosi fan tutte ossia La Scuola degli amanti (C’est ainsi qu’elles sont toutes, ou L’Ecole des amants), opera buffa en deux actes sur un livret en italien de Lorenzo Da Ponte mis en musique par Wolfgang Amadeus Mozart et créé au Burgtheater de Vienne le 26 janvier 1790.Lire la suite…, ni Don JuanDon Giovanni (Don Juan)Il dissoluto punito ossia il Don Giovanni, K.V. 527, dramma giocoso en deux actes sur un livret de Lorenzo Da Ponte mis en musique par Wolfgang Amadeus Mozart et créé au Théâtre des Etats de Prague le 29 octobre 1787. Mozart fit des modifications pour la création de l’œuvre au Burgtheater deLire la suite… lui-même, n’ont échappé à des profanations dont le public parisien a été fait, à son insu, l’éditeur responsable. C’est pour amuser ce bon public qu’on a introduit deux valets facétieux dans le poëme d’EuryantheEuryantheEuryanthe, opéra en trois actes sur un livret en allemand de Helmina von Chézy mis en musique par Carl Maria von Weber et créé Kärntnertortheater de Vienne 25 octobre 1823.Lire la suite…, et que le libretto de Cosi fan tutteCosi fan TutteCosi fan tutte ossia La Scuola degli amanti (C’est ainsi qu’elles sont toutes, ou L’Ecole des amants), opera buffa en deux actes sur un livret en italien de Lorenzo Da Ponte mis en musique par Wolfgang Amadeus Mozart et créé au Burgtheater de Vienne le 26 janvier 1790.Lire la suite… a été remplacé par une comédie de Shakespeare ; c’est également pour lui plaire que le FreischützFreischütz, DerDer Freischütz, opéra romantique en trois actes sur un livret de Johann Friedrich Kind, mis en musique par Carl Maria von Weber, créé au Nouveau Schauspielhaus de Berlin le 18 juin 1821.Lire la suite… et EuryantheEuryantheEuryanthe, opéra en trois actes sur un livret en allemand de Helmina von Chézy mis en musique par Carl Maria von Weber et créé Kärntnertortheater de Vienne 25 octobre 1823.Lire la suite… se jouent avec des modifications et des additions apportées au chant et à l’orchestre. Des mains habiles et exercées en ces sortes de ravaudages se sont prêtées à toutes les modifications, à toutes les transpositions, à tous les perfectionnements qu’on leur a demandés pour rajeunir et vivifier les œuvres de Gluck, de Mozart de Beethoven, de Grétry et de Weber. J’aime à croire que dans un temps prochain, le goût du public s’étant épuré et son éducation musicale ayant été perfectionnée, il affirmera énergiquement son respect pour les chefs-d’œuvre et ne se laissera plus tromper par ceux qui s’imaginent, on ne sait pourquoi, qu’il doit préférer les travestissements de la pensée à la sincérité du texte. On restaure les vieux tableaux : c’est quelquefois utile, j’en conviens ; mais qui s’aviserait jamais d’ajouter des vers aux tragédies de Corneille et des bras à la Vénus de Milo, de corriger Racine, de se faire le collaborateur de Molière, ou de mettre des crinolines aux vierges de Raphaël ? — Et maintenant, s’il me faut fournir la preuve évidente de ce que je viens de dire au sujet des œuvres de l’ancien répertoire, rien ne me sera plus facile, attendu que quelques-unes de ces œuvres étant tombées dans le domaine public, il en a été fait de nouvelles éditions, qui portent écrit en gros caractères sur leur frontispice : Édition conforme aux représentations de l’OpéraOrphée et EurydiceOrphée et Euridice, drame héroïque en trois actes sur un livret de Pierre-Louis Moline mis en musique par Christoph Willibald Gluck et créé à l’Opéra de Paris le 2 août 1774.Lire la suite…, de l’Opéra-Comique ou du Théâtre-Lyrique. Naturellement cela se sait en Allemagne, et les journaux de critique allemands ne se gênent guère pour dire là-dessus leur façon de penser. C’est en entendant quelques ouvrages de l’ancien répertoire, bien mieux qu’en les lisant dans le texte original, que j’ai été frappé de la différence qui existe entre la manière dont ils sont exécutés là-bas et celle dont on les exécute chez nous. Meyerbeer, si habitué qu’il fût aux procédés de nos théâtres lyriques à l’égard de certaines œuvres, retrouvait avec plaisir, religieusement conservées, dans sa patrie, les pensées textuelles des maîtres dont les études de sa jeunesse avaient enrichi ses souvenirs. Ainsi, après m’avoir invité un jour, pendant que j’étais à Berlin, à assister à une représentation des Noces de FigaroNoces de Figaro, LesLes Noces de Figaro (Le nozze di Figaro), K.V. 492, opera buffa en quatre actes sur un livret en italien de Lorenzo Da Ponte, d’après Beaumarchais, mis en musique par Wolfgang Amadeus Mozart et créé au Burgtheater de Vienne le 1er mai 1786.Lire la suite…, il ne manqua pas d’ajouter : « Cela sera d’autant plus intéressant pour vous que vous entendrez cette admirable partition telle que Mozart l’a écrite. »

(La suite prochainement.)