La Revue Française, 20 juin 1857, p. 321-329 (article signé E. Reyer).

Histoire d’un Musicien.


Au détour d’une allée du Parc, je me trouvai face à face avec un personnage grand et maigre, mis avec une certaine recherche, et qui m’invita à m’asseoir auprès de lui sur un banc de gazon.

— Monsieur, me dit-il, ayez la bonté de m’écouter et de ne pas m’interrompre.

Je fis un signe d’assentiment auquel il ne parut pas seulement prendre garde, et il commença en ces termes :

« En 18.. j’habitais une petite ville d’Espagne qui était visitée chaque année par une compagnie italienne ; ces pauvres gens restaient trois mois avec nous, chantaient au moins trois opéras nouveaux par semaine, et puis s’en allaient après avoir ramassé quelques centaines de réaux : ce n’était jamais les mêmes qui revenaient. Comme j’étais fort jeune alors, j’enviais la destinée de ces artistes voyageurs qui acceptaient leur misère avec cette insouciance italienne pleine de désintéressement et de bonhomie. Je parlais assez facilement leur langue, et ce qu’ils me racontaient de leurs pérégrinations à travers ces petits pays, qui résumaient à mes yeux tout le globe, me semblait d’un merveilleux si séduisant, cela contrastait si singulièrement avec mes habitudes simples, que mon imagination de vingt ans en fut frappée et commença bientôt à galoper dans le champ le plus désordonné de la fantaisie. Elle n’était même pas arrêtée de temps à autre par le plus léger souvenir des choses de la vie réelle. J’avais tout oublié : j’étais seul au milieu des miens, et ma famille, habituée à mon naturel assez taciturne, ne prit pas garde à cette rêverie, ne la vit pas s’accroître chaque jour, ou du moins ne chercha pas à en connaître la cause ; peut-être l’attribuait-elle à une organisation dont le temps corrigerait la bizarrerie, et je passais simplement à ses yeux pour un petit original. Un soir, à l’heure du dîner, je n’étais pas à la maison, on se mit à table sans moi. A la fin du repas, comme je n’avais pas encore paru, mon père commença à s’inquiéter et me fit chercher par la ville : personne ne m’avait rencontré ; mes amis ne m’avaient pas vu depuis la veille. A minuit, pendant qu’il rêvait auprès de ma mère au meilleur moyen de me corriger de mon escapade, un domestique lui remit une lettre dont la suscription lui expliqua aussitôt l’origine. J’avais écrit dessus ces simples mots : A mon père. Je crois qu’au moment de briser le cachet il eut une émotion mêlée de crainte : ma mère dormait, il ne la réveilla pas. Quand il eut achevé la lecture de cette épître dans laquelle je l’assurais de la sincérité de ma tendresse et de ma vocation, il souffla sa bougie et laissa retomber doucement sa tête sur l’oreiller conjugal. Il était complètement rassuré sur mon compte ; je lui apprenais, sans trop de circonlocutions et de phrases incidentes, que j’étais parti en qualité de maestro al cembalo Maître de musique accompagnateur (Note de bas de page d’Ernest Reyer). de la troupe italienne qui avait quitté la ville le même soir, à la tombée de la nuit, sur un bateau à vapeur autrichien. Entre le directeur de la troupe (il signor impresario) et moi, les conditions avaient été purement verbales : d’artiste à artiste, le papier timbré aurait été une superfétation presque injurieuse. Voici les principales clauses de mon engagement : Je devais suivre la compagnie en quelque lieu qu’elle se transportât, par voie de terre ou de mer, me montrer bon compagnon pendant toute la durée du voyage, conserver scrupuleusement mon indépendance à l’égard de la portion féminine de la troupe, ne ménager ni mes conseils ni mes leçons à ceux de mes camarades qui en auraient le plus besoin, servir d’interprète au directeur qui parlait une espèce de patois milanais incompréhensible, et lui avancer les deux premiers mois de mes appointements, qui étaient fixés à deux cent cinquante francs par trimestre, garantis par la moralité bien connue de l’entrepreneur. Ce dernier article du contrat me parut lui-même si normal, que l’idée ne me vint seulement pas de le discuter : j’avais quelque argent de côté : je payai l’avance convenue. La seule close qui me préoccupait, c’était mon départ. Je voulais partir à tout prix, et je partis sans rien regretter, sans m’inquiéter non plus des regrets que j’allais laisser après moi. Ce n’était pas de l’égoïsme, ce n’était pas de l’insensibilité, ce n’était pas non plus de la folie. »

Ici la physionomie de mon héros prit une expression étrange : il me regarda de côté ; mais, voyant que je l’écoutais sans paraître avoir remarqué sa grimace, il continua :

« Pendant les premiers jours de notre traversée, nous eûmes un temps magnifique ; le soir nous montions sur le pont, et, rangés en cercle comme des musiciens de régiment, nous chantions des chœurs de Bellini, de Rossini, de Donizetti et de Mercadante. Quand le capitaine était de bonne humeur, il faisait déboucher à notre intention quelques bouteilles de bière, et les gens de l’équipage, qui en prenaient leur part, nous donnaient des marques non équivoques de leur admiration et de leur sympathie.

Le dixième jour nous fûmes assaillis par une horrible tempête ; au bout de quelques heures d’une lutte désespérée, une voie d’eau se déclara dans la coque du navire ; les pompes jouèrent inutilement : le bâtiment sombra. J’ignore par quel miracle je fus sauvé ; ceux qui m’ont si généreusement recueilli n’ont pu eux-mêmes me l’apprendre. Tout ce que je sais, c’est que je me réveillai un matin au milieu d’une famille qui me prodiguait les soins les plus empressés : on m’avait trouvé évanoui sur le rivage. La nuit j’avais eu le délire, et comme je chantais à tue-tête sans prendre un instant de repos, personne n’avait pu dormir dans la maison : cela avait donné à penser que je devais être musicien. Aussitôt que j’eus repris mes sens, on apporta dans ma chambre des pupitres et des instruments ; le chef de la famille, qui se nommait Péter Hanke, jouait du cor ; c’était de plus un savant théoricien : ses trois fils, ses deux filles et sa femme n’avaient jamais eu d’autre maître que lui. Je fus ravi de l’excellente exécution de ce sextuor, riche en idées mélodiques, remarquable par la beauté du style, l’élégance de l’harmonie et la variété des détails. Je demandai le nom de l’auteur ; alors Péter Hanke se leva, s’inclina légèrement devant moi, et je lui serrai la main sans pouvoir rien trouver de plus expressif pour lui peindre ma reconnaissance. Il y avait dans la chambre où je reposais un piano tout couvert de manuscrits et de partitions ; Hélène, la fille aînée de mon hôte, s’approcha de l’instrument, l’ouvrit, et après avoir laissé courir ses doigts agiles sur le clavier, elle chanta d’une voix émue, mais pleine de tendresse et de charme, la SicilienneSicilienneSicilienne, aria en italien pour une voix, deux violons, alto et basse continue dont l’incipit est Tre giorni son che Nina. L’aria est faussement attribué à Giovanni Batista Pergolesi peut-être parce qu’il y a dans l’opéra de Pergolesi Lo frate ’nnamorto une aria sur Nina. Les musicoLire la suite…, de Pergolèse et l’AdélaïdeAdelaïdeAdelaïde, Op. 46, cantate pour voix et piano sur un poème en allemand de Friedrich von Matthisson mis en musique par Ludwig van Beethoven. L’œuvre fut ébauchée en 1795 ou même plus tôt. Elle est dédicacée au poète et fut publiée par Artaria à Vienne en 1797.Lire la suite… de Beethoven. L’émotion de la jeune fille me gagna, et j’allais me précipiter à ses genoux, quand une réflexion subite me retint dans mon lit ; Hélène m’avait sans doute compris, car une imperceptible rougeur colora ses joues.

Au bout d’une semaine j’étais tout à fait rétabli. Comme je jouais un peu de la flûte, on me proposa de faire ma partie dans les concerts que la famille Hanke se donnait à elle-même tous les soirs après le repas. J’acceptai, mais je crois bien que je montrai plus de bonne volonté que de talent. Quelques temps après, Péter Hanke alla au-devant de mon plus cher désir en me proposant de me donner des leçons d’harmonie et de composition ; il avait découvert en moi, disait-il, de très-heureuses dispositions, et il voulait les cultiver. Je fis en effet des progrès rapides ; la bibliothèque musicale de mon cher professeur était des plus riches ; au bout de trois ans il n’y avait pas un volume, pas une partition, que je n’eusse lu, étudié et approfondi. Bien que Péter Hanke fut Allemand et qu’il eût une prédilection, assez naturelle du reste, pour la musique allemande, il admirait tous les chefs-d’œuvre sans distinction d’école, et, à mesure que défilaient devant moi les maîtres les plus célèbres de toutes les époques, il m’initiait aux beautés de leurs conceptions immortelles avec une simplicité, une clarté et une bonhomie qui me causaient au moins autant d’étonnement que sa vaste érudition. Le professeur qui, chez mon père, m’avait enseigné les premiers éléments de la musique, était un ancien maître de chapelle de je ne sais quel petit prince italien, lequel, l’ayant surpris un jour auprès de la princesse dans la même position que David Rizzio auprès de Marie Stuart, faillit céder au désir de le faire pendre, et le chassa. Ce bonhomme se nommait Crusticelli ; son visage était aussi laid que son nom était ridicule, et je n’ai jamais pu m’expliquer la jalousie de l’Altesse. Il déguisait son ignorance sous des dehors tellement pédants, qu’il avait donné le change à plusieurs personnes très-considérables de notre ville, et comme il s’exprimait d’une manière à peu près inintelligible, on le croyait d’autant plus savant qu’on le comprenait moins. Il m’apprenait à solfier en m’accompagnant sur la clarinette ; de temps à autre il se reposait et battait la mesure avec son instrument, un fort bel instrument qu’il tenait de la munificence du prince, son ancien protecteur. Un jour que je suivais la mesure moins exactement que de coutume, il s’impatienta si fort qu’en frappant sur le pupitre l’instrument se brisa. La stupéfaction et la douleur muette du pauvre homme me touchèrent au point que je ne pus lui adresser une seule parole de consolation ni lui dire un seul mot d’excuse ; mais le lendemain je lui envoyai une clarinette toute neuve, et quand il revint me donner ma leçon, il se jeta dans mes bras, et il me fallut l’embrasser. Je lui promis d’apporter toute mon attention à ne plus manquer la mesure, et il se promit sans doute, à l’occasion, de ne plus frapper si fort. Ce petit incident nous aurait rapprochés l’un de l’autre si sa bêtise et l’étroitesse de ses vues ne fussent venues sans cesse se heurter à mes aspirations vers un idéal que je ne devais entrevoir que longtemps après. Je comprenais qu’il devait y avoir quelque chose au-dessus des cavatines italiennes qu’il me donnait à déchiffrer ; mais mes pensées étaient vagues et confuses, et de cette confusion naissait un trouble qui me poursuivait au milieu de mes plus chères rêveries. Ah ! mon véritable maître, mon bon Péter, que d’actions de grâces je vous ai rendues, à vous dont les doctes leçons et les admirables théories ont déchiré l’épais bandeau que la routine avait placé sur mon intelligence ! Combien de fois j’ai murmuré votre nom en me laissant aller aux pures jouissances que me faisaient éprouver les belles œuvres auxquelles vous avez été le premier à m’initier !

Crusticelli m’apprit à lire la musique, ou plutôt j’appris à la lire malgré lui ; et quand je lui demandais s’il n’y avait pas un peu trop de patriotisme ou de préjugé national dans son amour exclusif pour la musique italienne, il me répondait invariablement : « Moun ami, la musique allemande est celle de l’enfer ; la musique française celle du purgatoire, et la musique italienne celle du paradis. » Lorsque je racontai cela à Péter, il me dit avec un fin sourire : « Eh bien, s’il en est ainsi, nous serons vraiment excusables de nous être fait damner. »

Toutes les fois que la famille Hanke allait à l’Opéra, le grand théâtre national, je l’accompagnais ; et moi qui étais habitué aux grossières ovations que les chanteurs italiens se font décerner après chaque morceau par une troupe de gens à leur solde, je fus bien surpris de n’entendre rien de semblable. On écoutait avec la plus grande attention, on n’interrompait jamais une phrase avant la fin, et quand l’artiste avait mérité d’être applaudi, il était applaudi par toute la salle. Ces applaudissements ne se répétaient ni ne se prolongeaient d’une manière exagérée, et l’acteur, tout en jouissant de son triomphe, n’oubliait jamais qu’il était en scène : il n’adressait au public ni courbettes, ni sourires, ni révérences ; mais il poursuivait son rôle et redoublait d’efforts pour arriver à la plus grande perfection. Je me souviens qu’un jour une cantatrice, dont la voix avait un timbre des plus sympathiques et une étendue peu ordinaire, mais dont l’éducation avait été fort négligée, se permit d’ajouter quelques fioritures et un point d’orgue de sa façon dans le grand air d’Agathe du Freyschütz Freischütz, DerDer Freischütz, opéra romantique en trois actes sur un livret de Johann Friedrich Kind, mis en musique par Carl Maria von Weber, créé au Nouveau Schauspielhaus de Berlin le 18 juin 1821.Lire la suite…[FreischützFreischütz, DerDer Freischütz, opéra romantique en trois actes sur un livret de Johann Friedrich Kind, mis en musique par Carl Maria von Weber, créé au Nouveau Schauspielhaus de Berlin le 18 juin 1821.Lire la suite…]. Quand le morceau fut fini, il y eut dans la salle un silence glacial, et ce genre de protestation, tout nouveau pour moi, me parut plein de convenance et de tact ; la pauvre enfant se montra tout interdite, puis elle rentra dans la coulisse et se mit à sangloter. Le lendemain la critique lui apprenait avec beaucoup de courtoisie et en termes très-mesurés, mais très-nets, le motif de son échec de la veille. La leçon lui fut profitable, car elle ne recommença plus. Une mésaventure à peu près pareille comme résultat, mais plus burlesque dans ses détails, arriva à un ténor qui jouait pour la première fois le rôle de don Juan : il se reposa si longtemps sur un si bémol qui était, disait-il, la plus belle note de sa voix, il la poussa avec une telle vigueur, que son teint devint écarlate, et que les musiciens de l’orchestre, le croyant sur le point d’avoir une attaque d’apoplexie, sautèrent sur la scène et l’emportèrent dans sa loge. Là, un médecin, accouru en toute hâte, s’approcha de lui pour le saigner ; mais alors la victime parvint à se faire écouter et expliqua leur méprise aux quatre musiciens dont l’étreinte vigoureuse paralysait les efforts qu’il faisait pour se dégager. Cet incident fut raconté par tous les journaux ; le ténor eut le bon esprit d’être le premier à en rire, et, à l’avenir, il ne ralentit plus la mesure, chanta naturellement et ne cria plus.

Le directeur de notre grand théâtre national était un homme très-bienveillant et d’une rare distinction ; il n’avait été ni financier, ni acrobate, ni industriel, mais il avait toujours vécu dans la société des artistes ; il les connaissait, il les aimait, et il possédait en musique des connaissances tout à fait spéciales et très-variées ; il aimait mieux le beau que le laid, et il distinguait parfaitement le laid du beau ; quand on lui apportait une partition nouvelle, il la lisait lui-même, l’examinait avec le plus grand soin, et s’il eût reconnu quelque ouvrage signé d’un nom illustre l’erreur d’un homme de talent, il eût condamné l’erreur en refusant l’ouvrage, sans s’arrêter le moins du monde à l’étiquette de la partition ou à la signature du libretto. Il n’admettait pas qu’un poëme intéressant pût faire passer sur une musique médiocre, et il n’admettait pas davantage qu’une musique parfaitement belle pût faire accepter un méchant livret. Comme le théâtre qu’il dirigeait était un théâtre lyrique, il n’accordait aux décors et aux costumes qu’une importance secondaire. Dans ses relations avec les artistes placés sous ses ordres et avec les compositeurs de tout âge, il se montrait d’une bienveillance et d’une politesse qui ne se démentaient jamais. Quand on l’abordait le chapeau à la main, il ne vous répondait jamais sans se découvrir. Il avait toujours une parole consolante ou un mot d’encouragement pour ceux dont il ne pouvait pas accueillir les requêtes, et quand on faisait antichambre à la porte de son cabinet, c’est qu’il était occupé à autre chose qu’à tailler sa plume ou à rédiger le menu d’un petit-souper.

Au bout de six années d’études, Péter Hanke m’annonça avec une vive satisfaction que mon éducation musicale était terminée ; les différents essais de composition auxquels je m’étais livré jusque-là étaient demeurés lettre close pour le public, et j’avais toujours su résister, aidé d’ailleurs par les conseils de mon maître, aux séductions d’une gloire trop facile et trop prématurée ; j’avais vu autour de moi bien des jeunes gens user leur talent avant sa maturité par des œuvres futiles desquelles ils retiraient sans doute quelque profit, mais dont la popularité, n’étant qu’une affaire de mode, passait aussi rapidement que la mode elle-même. Pendant le temps que j’étudiais, j’avais vécu de quelques leçons que je donnais à de jeunes élèves, et jamais il ne m’était arrivé de vouloir leur apprendre plus que je ne savais. J’envoyais aussi, une fois par mois, à un journal étranger, le compte rendu du mouvement musical de nos théâtres lyriques et de nos salles de concert ; Péter Hanke me guidait dans ce travail délicat, et quand mes convictions étaient d’accord avec les siennes, rien ne pouvait les ébranler : je ne cédais à des influences d’aucune sorte ; j’avais soin de mettre autant de convenance dans mes critiques que dans mes éloges, et je réservais les formules les plus admiratives pour les œuvres les plus belles. Un jour je reçus la visite d’un étranger qui vint m’annoncer son projet de donner un concert dans notre ville ; il s’était déjà assuré le concours de nos artistes les plus distingués. Je lui demandai s’il était chanteur ou instrumentiste : « Ni l’un ni l’autre, me répondit-il ; je suis un simple bénéficiaire, et comme je sais le goût de nos compatriotes pour la musique, je me suis assuré d’une bonne recette ; elle m’est suffisamment garantie d’ailleurs par les noms aimés du public que l’on voit briller sur mon affiche. Dans les différents pays que j’ai parcourus, je n’ai jamais agi autrement, et cela m’a parfaitement réussi. » Alors je fis comprendre à cet étranger que les choses ne se passaient pas ainsi chez nous, et que notre public n’avait pas pour habitude d’encourager des spéculations de ce genre. Il se retira fort désappointé, et, comme je lui proposais de le recommander à l’une de nos sociétés de bienfaisance, il m’assura, non sans rougir, que sa position le mettait tout à fait au-dessus du besoin. Je crois qu’il partit le lendemain, car je n’en entendis plus parler.

Péter Hanke, sachant très-bien que mes goûts et la nature de mes inspirations me portaient vers la grande musique dramatique, me présenta à un librettiste de beaucoup de talent, qui était de ses amis, et le pria de vouloir bien me confier un poëme de grand opéra. La demande de mon maître fut à l’instant même favorablement accueillie. Mon nouveau collaborateur, qui était un écrivain d’un grand mérite et d’une réputation solidement établie, loin de manifester la moindre appréhension relativement à mon inexpérience, me dit, au contraire, combien il était heureux de pouvoir s’associer au début d’un jeune homme dont les excellentes études et les dispositions naturelles lui semblaient d’un heureux présage pour l’avenir. Je m’inclinai avec respect et le cœur plein de reconnaissance. Au bout de trois mois j’avais en main un excellent poëme dont le sujet se rapprochait beaucoup plus de la légende que de l’histoire, et dans lequel les trois rôles principaux avaient une importance égale. Chaque scène avait sa raison d’être, et la surprise n’y tenait pas la place de l’intérêt. On pouvait suivre d’autant plus facilement la marche de l’action qu’elle était des plus simples, et cette simplicité n’en atténuait nullement ni la grandeur ni la nouveauté.

Pendant plusieurs semaines, je fus absorbé par l’étude de mon sujet ; puis je me mis à l’œuvre, sollicité par la fièvre de l’inspiration. Dans les moments de doute et de lassitude par lesquels tous les artistes doivent passer, j’abandonnais mon travail, et je ne demandais pas à la science de remplacer les idées qui semblaient me fuir ; j’attendais qu’elles revinssent, et elles revenaient. J’employai dix-huit mois à achever mon œuvre, et, quand je l’eus terminée, l’approbation de mon cher maître fut mon premier vœu et ma première récompense. J’écoutai comme toujours ses sages observations, et je me hâtai de les mettre à profit. Chaque fois qu’il découvrait quelques-unes de ces licences que les faux savants sont si empressés à condamner, je voyais un sourire effleurer ses lèvres, et il me disait en hochant la tête : « Eh ! eh ! c’est un peu hardi sans doute ; mais il faudra voir, il faudra voir ; cela sera peut-être d’un bon effet. »

Le jour où je devais être présenté au directeur de notre grand théâtre national, pour lequel mon opéra avait été composé, je tremblais de tous mes membres ; j’avais beau me dire que j’allais paraître non devant un simple spéculateur, mais devant un homme consciencieux, bienveillant et capable de me juger ; j’avais beau me souvenir des paroles encourageantes que mon maître m’avait adressées : tout cela ne pouvait parvenir à me rassurer. Mon émotion n’échappa point à l’homme qui tenait dans ses mains mes plus chères destinées, car il vint à moi avec empressement, avec bonté, et me dit ces belles paroles : « Vous êtes modeste, jeune homme ; eh bien, cette modestie que j’aime en vous, tâchez de la conserver longtemps, car c’est une vertu rare. Venez à moi avec confiance ; j’ai de bonnes raisons pour vous bien accueillir : vous avez du talent, vous êtes jeune, et je sais ce que l’on peut attendre de l’élève préféré du grand Péter Hanke. »

Deux semaines après cette entrevue, une lettre conçue dans les termes les plus flatteurs m’annonçait la réception de mon ouvrage et me convoquait à la lecture que devaient en faire les artistes chargés de l’interpréter. Je faillis étouffer de joie. La famille Hanke partagea mes transports d’allégresse. Seule, Hélène paraissait soucieuse ; je l’interrogeai timidement : « Ah ! me dit-elle, vous aurez du succès, mon père en est convaincu, et personne ici n’en doute ; mais quand votre talent aura reçu la consécration de la foule, quand vous serez aux yeux de tous un homme de génie et un grand artiste, ne nous oublierez-vous pas ? » Pour toute réponse je me jetai à ses genoux, je lui jurai que d’elle seule m’étaient venues mes meilleures inspirations, et j’avouai un amour que rien jusque-là n’avait pu trahir. Dès ce moment nous fûmes fiancés l’un à l’autre, et, une année plus tard, Péter Hanke, qui depuis longtemps m’appelait son fils, devait nous bénir tous les deux.

Quand l’heure de la répétition sonna, tous les artistes étaient à leur poste, et je remarquai que les premiers sujets étaient arrivés les premiers. Pendant que les musiciens accordaient leurs instruments, le ténor me prit à part et me glissa ceci à l’oreille : « Monsieur, ne me ménagez pas vos avis ; je serai heureux de les recevoir, et je ferai tout ce qui dépendra de moi pour en profiter. » Le baryton et la première chanteuse m’en dirent à peu près autant ; puis, à un signal du chef d’orchestre, il se fit le plus religieux silence. Les choristes des deux sexes, groupés au second plan, me parurent pleins de zèle ; ils me considéraient avec une curiosité mêlée d’intérêt et de respect. La perfection avec laquelle ma partition fut déchiffrée me causa le plus profond étonnement ; le directeur s’en aperçut, et il m’apprit que la première condition qu’il exigeait de chacun des artistes attachés à son théâtre, c’était, non pas d’avoir plus ou moins de voix, mais de savoir la musique ; cela avait pour principal résultat d’éviter une très-grande perte de temps, et en une seule séance on pouvait juger ainsi de l’effet d’un ouvrage.

La veille de la représentation, monsieur, je ne dormis pas, ni le lendemain non plus ; mais, à vingt-quatre heures de distance, je fus agité par des émotions bien différentes. Mon opéra obtint un très-grand succès, et les journaux furent unanimes pour le constater ; je n’avais fait cependant aucune démarche pour capter les suffrages de messieurs les critiques, d’abord parce que cela aurait été tout à fait inutile, et ensuite parce que ce n’était pas l’usage. Aucun d’eux ne me compara à Mozart, à Weber ou à Beethoven, et je leur sus un gré infini des observations qu’ils voulurent bien m’adresser.

II y a trois ans de cela, monsieur, et je n’en suis encore qu’à mon second ouvrage. Péter Hanke me l’a répété avant de mourir (car il est mort, mon cher maître) : « Travaillez lentement, mon fils, et cherchez toujours, mais sans jamais vous écarter du domaine de l’art vrai, sans jamais rompre trop brusquement avec les belles traditions que les grands maîtres nous ont laissées. Si vos emportements et vos écarts sont marqués au sceau du génie, alors seulement vous vous ferez absoudre. Souvenez-vous surtout que la science est peu de chose sans l’inspiration, et que l’inspiration n’est rien sans la science. Souvenez-vous aussi qu’en art il n’y a que le beau ; le joli n’existe pas. »

Mon premier opéra a réussi, monsieur, mais il y avait peut-être beaucoup d’indulgence dans l’accueil qui lui a été fait ; cette fois on sera plus exigeant et plus sévère : il faut donc que je fasse mieux. Et voilà pourquoi, tous les jours, de midi à deux heures, je vais émietter mon pain à de petits poissons rouges. »

Là-dessus, mon inconnu me salua gravement et se dirigea vers une pièce d’eau située à l’extrémité du parc, en m’indiquant par un geste solennel qu’il me défendait de le suivre.

Un instant après, je rencontrai le docteur B…, qui, du plus loin qu’il m’aperçut, s’écria :

— Eh bien, je parie que vous venez d’avaler jusqu’au bout l’histoire de mon musicien. Ah ! c’est bien le plus inoffensif, mais le plus ennuyeux de mes pensionnaires. On me l’a amené il y a une dizaine d’années, peu de jours après l’événement qui lui a ôté la raison. Je ne sais comment il a échappé au naufrage qu’il vous a raconté, mais c’est de là que date sa folie, c’est là que s’arrêtent ses souvenirs. Son père est un honnête négociant de Cadix ou de Barcelone ; il me fait payer très-exactement la pension de son fils, bien que j’aie eu tout d’abord le regret de lui annoncer que ce genre de folie ne présentait aucune chance de guérison. Le compositeur X…, qui est venu l’autre jour, visiter mon établissement, a dû, comme vous, écouter la longue histoire de son prétendu collègue ; il m’a assuré qu’il lui semblait impossible qu’on pût s’éloigner davantage de la réalité et imaginer des personnages et des choses d’un ordre plus fantastique. N’êtes-vous pas de cet avis ?