La Revue Française, 1er septembre 1857, p. 252-256 (article signé E. Reyer).

Les concours orphéoniques.


Depuis quelques années, la grande machine orphéonique s’est développée et a acquis une telle importance, qu’elle occupe l’attention, aujourd’hui, de tous ceux qui suivent le progrès de l’art musical en dehors de l’Opéra et de l’Opéra-Comique, c’est-à-dire en dehors des régions qu’il est censé habiter. Aussi les concours qui ont eu lieu cette année ont-ils reçu de la presse compétente une publicité bien plus étendue, bien plus détaillée que celle dont ils étaient dédaigneusement honorés auparavant. Des hommes spéciaux, sinon illustres, ont joint leur bonne volonté aux efforts de M. Eugène Delaporte, le chef et l’instigateur des concours d’orphéons en France, et, peu à peu, on est arrivé à donner à ces luttes pacifiques, à ces intelligents tournois, une véritable signification musicale. Il y a encore beaucoup à faire, ce n’est pas douteux, pour arriver au but qu’on se propose ; mais enfin l’élan est donné, le goût de la musique s’est infiltré dans les masses, et, pour peu que les directeurs des sociétés chorales comprennent bien leur mission, ils feront disparaître les dernières entraves qu’apporte encore la routine au développement d’une idée féconde : ils repousseront les procédés mnémotechniques qui, jusqu’à présent, ont été à peu près leurs seules ressources, pour s’attacher à la démonstration des principes fondamentaux de l’enseignement, et le jour où ils auront à leurs ordres des lecteurs habiles, et non pas seulement des voix plus ou moins étendues pour lesquelles les signes de la musique sont autant d’hiéroglyphes ; ce jour-là ils pourront aborder l’œuvre des maîtres, emprunter au répertoire allemand ses plus belles productions chorales et renoncer à tout jamais à ces banalités détestables, à ces ponts-neufs tout bourrés d’imitations barbaresques et de vulgaires onomatopées, qui, malheureusement, forment depuis des années le bagage favori de presque toutes nos sociétés en France. Quelques-uns de nos compositeurs les plus populaires, en s’exerçant dans un genre où ont excellé Weber et Mendelsohn [Mendelssohn], paraissent avoir voulu pousser jusqu’à ses dernières limites cette manie du laid et du commun qui s’empare d’eux quelquefois : et la réflexion extrêmement judicieuse qu’ils ont faite, sans doute, que leur muse s’adressait à une majorité de travailleurs et d’ouvriers, les a engagés dans une série d’imitations qui commence au bruit du rabot et de la scie, de  l’enclume et du balancier, et qui s’arrêtera on ne sait où, à la plainte amoureuse des matous de gouttières ou aux aboiements rhythmés d’une meute en furie, — réminiscence involontaire du NababNabab, LeLe Nabab, opéra-comique en trois actes sur un livret d’Eugène Scribe et Henri de Saint-Georges mis en musique par Fromental Halévy et créé à l’Opéra-Comique le 1er septembre 1853.Lire la suite…, hélas ! Ils ont mis aussi bas que possible le niveau de l’intelligence musicale chez ces masses à peine disciplinées, et ils ont cru qu’il fallait descendre jusqu’à elle, tandis qu’ils auraient dû n’avoir d’autre pensée que de l’élever jusqu’à eux. Eh bien, dès à présent, ces compositeurs, estimables toujours, mais bien souvent oublieux de leur dignité, voient leurs Å“uvres reniées par la plupart de ceux-là mêmes auxquels ils les avaient destinées ; leur nom n’est plus une étiquette suffisante pour couvrir la médiocrité de leur marchandise ; et, nous le répétons, le jour n’est pas très-éloigné où les derniers vestiges de ces élucubrations corruptrices auront entièrement disparu.

S’il était nécessaire d’insister sur ce point de l’urgence qu’il y a à régénérer le répertoire de nos sociétés chorales, nous dirions que l’influence exercée par la valeur du morceau, par la disposition des voix et le mouvement des parties, est si grande, qu’avec des qualités égales, telle exécution paraît infiniment supérieure à telle autre. Nous pensons qu’il n’est pas nécessaire de démontrer ce fait par des exemples dont le choix nous entraînerait peut-être dans la voie de personnalités qui ne seraient pas flatteuses pour tous.

Je crois me rappeler que le premier concours de la saison a été provoqué par la ville de Melun ; mais je ne parlerai que du second, celui de Bordeaux, auquel j’ai eu le plaisir d’assister.

Il y a dans la capitale de la Gironde, comme dans les principales villes du Midi, Agen, Toulouse, Nîmes, Marseille et Montpellier, un élément naturel qui, à des degrés d’éducation tout à fait semblables, donnera toujours aux réunions chorales fondées dans ces localités la suprématie sur celles du centre de la France et du Nord même, malgré le voisinage de la Belgique et de l’Allemagne. Cet élément naturel, c’est l’instrument, c’est la voix. J’ai rarement entendu d’aussi belles basses qu’à Toulouse, et si les ténors sont, relativement, inférieurs, il n’y a pas moins parmi ceux-ci des gosiers merveilleusement doués vers lesquels nos directeurs de théâtre aux abois tournent avidement leurs regards après avoir constaté, par manière d’acquit et pour la forme seulement, l’insuffisance et la pénurie du Conservatoire. Si l’enseignement était mieux dirigé qu’il ne l’est dans nos école de musique en province, si les opéras, tels qu’on les fabrique aujourd’hui, n’étaient pas de grosses machines meurtrières qui, au bout de très-peu d’années, amènent l’étiolement et la destruction des tempéraments les plus robustes, on pourrait trouver dans le Midi une pépinière de chanteurs plus que suffisante pour alimenter nos principales scènes, sans recourir à des célébrités étrangères dont la réputation est presque toujours surfaite, dont les prétentions sont incalculables. Alors, au contraire, ce seraient les étrangers qui viendraient à nous, et, tout en nous prêtant à une émigration régie par certaines lois et qui ne pourrait avoir lieu que dans de sages limites, nous aurions sous la main de jeunes talents unissant à des qualités vocales une éducation complète, ou du moins suffisamment avancée, nous aurions enfin, dans une volière à nous, quelques-uns de ces oiseaux rares dont la rareté est aujourd’hui l’une des causes principales de la décadence de nos théâtres. Pour atteindre ce but, il n’y a pas tant à faire qu’on pourrait le croire ; il ne s’agit que de trouver un homme habile et énergique, capable de développer le plan que j’ai timidement ébauché, capable surtout de ne pas se laisser influencer par les réclamations et les criailleries d’amours-propres froissés, d’inepties démasquées et d’inutilités éconduites. Et quand cet homme sera trouvé, il faudra lui laisser, à lui et à ses  lieutenants, la plus libre initiative, la plus entière latitude ; il ne faudra pas lui dire d’agir après l’avoir livré pieds et poings liés à quelque conseil d’administration ou de surveillance, composé de gens ignorants et toujours prêts à faire trop de zèle ; il faudra qu’en échange d’une très-grande responsabilité on lui accorde une autorité sans contrôle. Par exemple, en province, il y a à la tête de chaque société chorale un directeur et un président. Et puis il y a M. X., dont l’influence municipale se fait sentir à tout propos et agit sur la société comme sur le voyageur les cahots d’une diligence ; il y a aussi l’influence philharmonique de M. Z., dont les avis doivent être écoutés, etc., etc. Où est le chef dans tout cela ? où est le bras qui commande, le cerveau qui fait mouvoir ?

Un jour, j’assistais à une séance de l’Orphéon de Paris, dont le directeur est M. Gounod. M. Gounod battait la mesure. J’avisai auprès de lui un monsieur qui la battait aussi, mais à contre-temps. Je demandai le nom de cet indiscret personnage, et l’on me répondit que c’était l’un des membres les plus influents et les plus éclairés du comité de surveillance de l’Orphéon. On avouera qu’une surveillance qui s’étend jusqu’au bâton du chef, et d’un chef aussi intelligent et aussi habile que M. Gounod, va peut-être un peu loin.

Revenons à Bordeaux. Les sociétés qui avaient pris part au concours étaient très-nombreuses. Les unes étaient venues de Niort, de Poitiers, d’Orléans, de Blois, de Tours, de Carcassonne, d’Agen, de Montauban, d’Angoulême, de Toulouse et de Langoiran ; les autres appartenaient à la ville même, et n’étaient pas, assurément, les moins remarquables. Placée sous la direction de M. Mézeray, artiste très-renommé, chef d’orchestre du théâtre, La Société Sainte-Cécile de Bordeaux s’est distinguée dans la lutte et a obtenu la première médaille. Je puis affirmer que le jury qui la lui a décernée a fait acte de justice et non pas, comme on pourrait le supposer, acte de galanterie. Bien que les chœurs choisis par cette société ne rentrent pas précisément dans la catégorie de ceux dont j’ai parlé plus haut et auxquels je voudrais voir donner la préférence, l’exécution en a été assez remarquable pour pallier les défauts inhérents à la conception et aux développements de ces œuvres. J’adresserai cependant aux disciples de M. Mézeray un reproche que bien d’autres méritent aussi et dont je les engage à profiter, s’ils daignent en reconnaître la justesse : ils semblent ne connaître que deux sortes de nuances, le piano et le forte. L’effet qui résulte d’une opposition violemment accusée, du passage sans transition du blanc au noir, n’est certainement pas douteux, mais il ne faut pourtant pas en abuser : il y a la gamme des nuances comme il y a la gamme des tons, comme il y a la gamme des couleurs, et c’est par une gradation bien entendue des nuances et des couleurs qu’en musique comme en peinture on arrive à la perfection et à la richesse de l’harmonie.

L’Orphéon de Blois s’est distingué à côté de la Société bordelaise, mais il savait d’avance que l’issue de la lutte ne lui serait point favorable. Le jury, pour lui témoigner toute sa satisfaction, et aussi pour honorer le courage malheureux, lui a décerné, de son autorité privée, une seconde médaille. Hâtons-nous de dire que la décision des juges, bien loin de soulever le moindre débat, a reçu, au contraire, une approbation unanime.

Les orphéonistes avaient été divisés en deux légions : l’une s’était rendue au théâtre, l’autre à la salle Franklin. Après le concours, et quand les bannières ont été réunies dans l’immense hangar, tout peuplé de curieux et somptueusement décoré, choisi pour la distribution des récompenses, les deux sociétés, honorées chacune d’une première médaille, se sont disputé un prix exceptionnel offert par la ville de Bordeaux. La Société Sainte-Cécile l’a emporté sur la Société Clémence-Isaure de Toulouse, mais on nous assure que l’année prochaine celle-ci compte bien prendre sa revanche.

Au tournoi de Caen l’affluence des concurrents était moins considérable, mais les splendeurs de la fête ne nous donnaient rien à regretter. Et puis nous avions été mis dans les meilleures dispositions du monde par la vue de toutes ces richesses, de toutes ces magnificences étalées à nos yeux, le long de la route, par la plus belle campagne, par les plaines les plus fertiles, les vallées les plus verdoyantes qu’il soit possible de traverser. D’autres vanteront le cidre de Normandie et vous diront tout ce qu’il y a de ruse, de finesse et d’aptitude processive dans ces bonnes têtes de bourgeois, d’ouvriers, de cultivateurs, de commères et d’industriels. Le cidre que l’on boit dans les fermes de Bayeux ou de Colomby et chez les pêcheurs de Courseulles est excellent sans doute, mais les verres que l’on vide dans le département de la Côte-d’Or sont remplis d’une liqueur bien autrement délectable.

A Dijon, où nous assistons au dernier concours de l’année, la fête a été contrariée par un temps affreux : il a plu pendant quarante-huit heures consécutives, et les belles Bourguignonnes se sont peu montrées sur les promenades. On ne les a aperçues ni au parc ni au jardin de l’Arquebuse, et il en est entré une bien petite quantité dans la salle philharmonique où les prix ont été décernés ; de bonne heure, les hommes avaient envahi toutes les banquettes : dans la tribune faisant face au jury, des militaires soufflaient à pleins poumons dans des instruments de cuivre. Sans la pluie, cette distribution aurait eu lieu en plein air : l’espace n’eût pas manqué aux curieux, et les curieux n’eussent pas manqué à la cérémonie.

On me pardonnera de ne pas entrer dans tous les détails de la mise en scène : il y a peu de différence, du reste, entre tel concours et tel autre. A part certaines allusions toutes locales, les discours officiels se ressemblent aussi. Chaque ville a son cortège de grands hommes dont les noms reviennent à toutes les solennités, soit qu’ils aient déjà leur statue, soit que le conseil municipal la leur fasse attendre ; à Dijon, par exemple, l’éloge de Rameau n’a pas été oublié, et n’a pas été non plus la partie la moins brillante ni la moins applaudie de l’improvisation de M. le maire.

Après avoir félicité l’actif et intelligent organisateur des concours d’orphéons en France, M. Eugène Delaporte, je reviens à Paris suivre, avec tout l’intérêt qui s’attache à un grand événement musical, les dernières répétitions d’EuryantheEuryantheEuryanthe, opéra en trois actes sur un livret en allemand de Helmina von Chézy mis en musique par Carl Maria von Weber et créé Kärntnertortheater de Vienne 25 octobre 1823.Lire la suite….