Le Moniteur Universel, 7 janvier 1865, p. (article signé E. REYER).

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J’ai eu plus d’une occasion, en allant de Vienne à Orsova, d’entendre des musiciens tziganes ; mais, même à Pesth, je n’ai pas rencontré des virtuoses dignes d’être comparés aux frères Farkas. Les meilleurs orchestres étaient presque toujours uniquement composés d’instruments à cordes, et il me semblait que les cuivres et les clarinettes réservaient leurs fanfares éclatantes et leurs accents nasillards pour les guinguettes, les brasseries en plein vent, les bals publics et autres établissements assez mal fréquentés, où la musique ne doit être autre chose qu’un prétexte ou un stimulant. En cela, on le voit, il n’y a pas une très-grande différence entre les fonctions et les aptitudes de certains musiciens tziganes et celles de nos orchestres de barrière.

Un jour que j’étais parti d’Orsova pour aller visiter à Mehadia les bains d’Hercule, situés à peu de distance de la frontière valaque, j’aperçus sur la route deux chars qui s’avançaient vers moi, traînés par des chevaux bizarrement harnachés, dont les grelots, en tintant, stimulaient l’ardeur et accéléraient la course. Des femmes, des hommes et des enfants, étaient empilés sur ces véhicules rustiques, assez semblables à ceux dont se servent les paysans de l’Alsace. Les automédons qui les conduisaient avaient le teint bistré, la barbe longue, les cheveux noirs et luisants comme l’aile du corbeau ; ils étaient coiffés de chapeaux de feutre à larges bords, et je vis leur fauve prunelle me lancer un regard dans lequel il y avait plus d’indifférence que de curiosité. C’étaient des bohémiens en voyage, et je n’oublierai jamais l’impression que me laissa leur rencontre, rapide comme une apparition. Si rapide qu’elle fût, je pus cependant admirer deux belles jeunes filles, vêtues d’un haillon, parées de colliers de coquillages et de pendeloques de métal, se dressant fières et superbes, semblables à des statues de bronze, sur l’un des côtés du char qui les emportait à toute vitesse vers les forêts voisines ; et je compris en un instant les fascinations étranges que des créatures de cette espèce ont exercées et exercent encore sur les boyards moscovites. « On a beaucoup parlé, dit M. Liszt, des bayadères et des almées de l’Inde, des voluptueux enivrements de leur beauté; pourtant lorsqu’il en est venu à Paris, elles sont reparties sans que Paris fût en émoi pour cela. Mais les bohémiennes ne quitteraient pas impunément Moscou. Elles s’y sont fait place dans les archives des premières familles de l’empire, place marquée en rouge et en noir, en plaisirs sans pareils et en pertes irréparables. Elles sont devenues la terreur des mères et des tuteurs, et si l’on écoute parler ceux-ci, on les entendra conter, avec effroi et horreur, l’histoire de plus d’un prince qui aura dévoré avec elles, en fêtes et en festins, danses et punchs, joies et délices, tout son patrimoine de millions au bout de quelques étés ; de tel comte qui se sera tué de rage de ne pouvoir concourir avec eux ; de plus d’un jeune seigneur qui aura puisé auprès d’elles le dégoût de la vie et de tous ses biens. De moins jeunes, de moins forts y trouvent une douce stupidité, et se complaisent à les posséder, par les yeux, toujours et toutes à la fois, comme un Theriaki. Qui pourrait compter et énumérer leurs moins brillantes, moins illustres et plus nombreuses victimes encore ? On en comprend la foule en voyant ces magiciennes qui sont belles en effet, et dont les chants peuvent porter l’ivresse même dans les cerveaux que leurs poses séductrices ne troubleraient pas. »

Au risque d’être une de ces victimes « moins brillantes et moins illustres » dont parle M. Liszt, je me serais volontiers aventuré au milieu de quelqu’un de ces camps bohémiens dont je voyais briller les feux, le soir, à mesure que j’approchais de Mehadia. Mais je voyageais seul, sans guide pour me conduire et me servir d’interprète ; d’ailleurs, je n’avais pas pour mission d’aller examiner de trop près les charmes fascinateurs des beautés tziganes. L’occasion se serait bien certainement offerte à moi de pénétrer avec sécurité dans quelque tribu bohémienne et d’en étudier les mœurs sans faire courir à mon imagination de trop grands dangers, si j’eusse rencontré à Pesth un des personnages les plus distingués de l’aristocratie magyare, auprès duquel j’avais une lettre d’introduction. Malheureusement M. le comte X… était allé passer quelques jours dans l’une de ses propriétés, et je regrettai d’autant plus son absence que j’étais assuré de trouver en lui un hôte charmant et un cicérone précieux.

De retour à Vienne, je fus revoir les riches collections du Belvédère, où, tout en admirant une foule de chefs-d’œuvre (beaucoup de tableaux et fort peu de statues), je ne retrouvai pas les sensations que j’avais éprouvées au musée de Dresde. Il est certain qu’il n’y a pas au Belvédère l’équivalent de La Vierge de Saint-Sixte, de La Nuit du Corrège ou de La Madone d’Holbein. A Vienne comme à Paris, les musées sont beaucoup plus fréquentés par les étrangers que par les indigènes, et le dimanche, en hiver ou en été, ce n’est pas dans les galeries du Belvédère qu’il faut aller étudier les mœurs du peuple viennois. Les trente-deux faubourgs de Vienne fourmillent d’établissements publics où des gens de toutes conditions se rencontrent, s’assoient à la même table, mangent et boivent, parlent peu, valsent beaucoup et écoutent avec un suprême plaisir les pots-pourris joués par un orchestre qui, même dans les établissements d’un ordre inférieur, n’est jamais absolument mauvais. Pendant la belle saison, la population se répand dans les villages et dans les châteaux environnants, à Dœbling, à Schœnbrunn, à Hietzing, à Laxenburg et à Baden. Là aussi, il ne manque pas de restaurants et de guinguettes en plein air où les festins s’improvisent, et où les valses ne s’achèvent pas ; la bière de Hallein mousse dans les grands verres ; les kiosques abritent des orchestres militaires et des bandes de musiciens tziganes ; les grands arbres et les charmilles ombreuses appellent les promeneurs, et madame la conseillère ou madame la doctoresse marchant fièrement en compagnie de son époux, ne s’effarouche point du voisinage de la grisette qui sautille au bras de son amoureux. C’est un bon peuple que le peuple viennois ; il est honnête et il est poli ; il est serviable sans ostentation, gai sans turbulence et tout à fait exempt de préjugés. Madame de Staël, en vantant son urbanité et ses aptitudes gastronomiques, son intelligence, sa bonhomie et son assiduité au travail, semble lui pardonner assez volontiers la frivolité de ses goûts et la légèreté de ses mœurs. J’ajouterai que le peuple viennois est un peuple heureux, et certes ce n’est pas à lui qu’il faut dire que l’argent fait le bonheur, car les coffres de ses boutiques et les poches de ses habits ne sont bourrés que de papier. On croirait vraiment qu’à Vienne un ducat ou un thaler sont aussi rares qu’en France une pièce de monnaie frappée à l’effigie du roi d’Yvetot.

Je ne crois pas qu’il existe de voyage plus agréable ou plus pittoresque à faire en chemin de fer que celui de Vienne à Trieste en passant par le Semmering. A chaque instant c’est un nouveau point de vue et une surprise nouvelle ; vous sortez d’un tunnel pour courir sur les arches d’un viaduc ; les wagons serpentent sur le flanc de la montagne, et, comme au fond d’un précipice, vous apercevez alors les villages que vous venez de côtoyer, à demi cachés par des bouquets de verdure et coquettement assis au bord d’un filet d’argent qui tantôt était une rivière. Il a fallu une grande intelligence et des efforts surhumains pour accomplir un pareil travail et vaincre si heureusement les obstacles que la nature opposait à la volonté de l’ingénieur. Je ne puis entrer ici dans plus de détails : des plumes autrement exercées que la mienne et aussi bien plus compétentes ont décrit en maintes occasions les merveilles d’art du Semmering et énuméré les immenses travaux exécutés d’après les plans de M. Carlo di Chega [Ghega].

Je me suis arrêté vingt-quatre heures à Graz, capitale de la Styrie, jolie ville dont la position rappelle celle de Salzburg. Le soir, en me promenant sur les glacis qui ont remplacé les anciennes fortifications, j’entendis les fanfares d’un orchestre militaire, et je vis, au milieu d’une vaste enceinte, une sorte de bûcher surmonté d’un grillage en forme de cloche. Une affiche placardée à la porte d’entrée m’apprit qu’un homme incombustible, venu des provinces italiennes, allait bientôt se livrer aux flammes devant des milliers de spectateurs qui déjà avaient pris place sur les gradins. Je donnai quelques kreutzer, et j’entrai. Au bout de trois longs quarts d’heure d’attente, le saltimbanque fit savoir au peuple qu’une indisposition subite l’empêchait de réaliser l’expérience promise. Alors quelques gamins s’élancèrent vers le bûcher, y ajoutèrent tout le bois que d’autres étaient allés chercher aux alentours, et y mirent le feu. L’orchestre se tut ; on apporta de la bière aux musiciens, et c’est à peine si l’on entendit quelques murmures dans la foule ; chacun rentra chez soi en se disant que peut-être l’homme incombustible n’était pas très-sûr de son incombustibilité, et qu’après tout il valait mieux le croire malade que de le voir rôtir. Pendant ce temps-là, l’ingénieux Italien et son compère comptaient leur recette, qui avait été bonne, et décampaient. Je cite cela comme un trait de mansuétude dont les mœurs allemandes, particulièrement en Autriche, fournissent des exemples fréquents.

Pendant que j’étais à Trieste, le futur empereur du Mexique habitait son château de Miramar, bâti sur la pointe d’un rocher, à l’extrémité d’un vaste jardin dont on ne soupçonne guère la végétation luxuriante avant d’y être entré. Cette vaste construction, d’une architecture un peu lourde, est surtout remarquable par sa situation exceptionnelle. L’œil embrasse d’un côté l’immensité de la mer, et se repose agréablement du côté opposé sur de riantes collines toutes parsemées de villas. En revenant de Miramar, je sentis les premières approches de la bora. Je n’eus pas besoin d’engager mon automédon à fouetter ses maigres coursiers. A travers les flots de poussière qui tourbillonnaient au milieu de la route, j’aperçus l’archiduc Maximilien et sa jeune épouse dans une élégante voiture lancée à toute vitesse, et ne paraissant pas se soucier plus que moi de rester trop longtemps exposés au désagrément de la bourrasque.

Je me rendis de Trieste à Venise par la voie ferrée. La faveur dont j’avais été l’objet de la part des compagnies des chemins de fer autrichiens ne me laissait pas le choix entre ce moyen de locomotion et un autre ; mais plus tard, conduit par un gondolier qui ne chantait pas, je pus me donner la jouissance du magnifique tableau que présente Venise lorsqu’on y arrive par mer. A Venise, on ne chante plus. Le théâtre de la Fenice est fermé depuis bien des années déjà, mais la salle, que j’ai visitée, est aussi propre, aussi bien époussetée, aussi étincelante que si elle devait se rouvrir demain. Le soir, à l’heure où la musique autrichienne joue sur la place Saint-Marc, les promeneurs ne sont pas rares ; on circule sous les arcades, on se range autour des musiciens et l’on prend des sorbets. Des chanteurs ambulants alternent quelquefois avec l’orchestre militaire ; ce ne sont pas des tziganes, ce sont des Italiens qui mendient en chantant. Quand la chanson est finie, quand la recette est faite, l’homme prend son violon sous son bras, la femme cache sa guitare sous son châle, et ils s’en vont chanter ailleurs. Cela se fait ainsi dans tous les pays, c’est vrai ; mais, je ne sais pourquoi, chaque fois que je rencontrais de ces artistes mendiants à Venise, je m’imaginais que, s’ils le voulaient bien, ils pourraient peut-être me confier le secret de quelque lamentable histoire.

(La suite prochainement.)

Errata. Quelques erreurs typographiques se sont glissées dans notre avant-dernier feuilleton. Nous signalons les principales :

Au lieu de : l’élite, il faut lire : l’étoile ; Au lieu de : Niebelsaugen, il faut lire : Niebelungen ; Au lieu de : roches brodées, il faut lire : roches boisées ; Au lieu de : Stradochin, il faut lire : Hradachin ; Au lieu de : Lauzenberg, il faut lire : Laurenzberg ; Au lieu de : ormes, il faut lire : viornes. Ajoutons que M. Mitterwortzer [Mitterwurzer] est un baryton et non un ténor.