La Gazette du Nord, 9 juin 1860, p. 4-5 (article signé E. Reyer).

Chronique musicale.

Les théâtres lyriques s’apprêtent à nous faire de doux loisirs ; — nous entrons dans une saison où le sommeil est un bienfait pour les pièces nouvelles, une faveur pour les auteurs, un profit pour les directeurs. Mais la critique ne chôme pas parce qu’elle n’est pas conviée l’été comme l’hiver à l’audition de quelque œuvre importante, parce qu’aucun virtuose ne vient frapper à sa porte pour solliciter ses éloges en lui demandant ses conseils. En dehors des pièces à juger, et des concertistes à louer, il y a une foule de questions fort intéressantes, toutes se rattachant à l’art musical et qui peuvent occuper la critique pendant les beaux jours de la canicule. Je ne pense pas que dans le monde théâtral, par exemple, tout se passe comme dans le meilleur des mondes possibles, et l’utilité de certains abus n’est pas démontrée d’une manière assez évidente pour qu’on ne doive point songer aux moyens de les réprimer, de les faire disparaître. Vous prétendez que certains abus sont utiles : d’autres pensent bien prêcher l’utilité de certaines réformes.

Je lis dans un journal qu’un artiste dont personne n’apprécie mieux que moi le talent et le caractère aimable, vient d’être engagé pour chanter sur un théâtre étranger aux appointements de deux cent mille francs pour une saison de huit mois. A quelque point de vue que l’on se place, deux cent mille francs sont une somme énorme pour quelques-uns, une fortune pour le plus grand nombre, et parce qu’il se trouve un impresario qui pousse la magnificence jusqu’à un chiffre aussi exagéré, ce n’est pas une raison pour que le talent d’un chanteur si remarquable, si exceptionnel qu’on le suppose, mérite d’être taxé si haut. Un de mes confrères a écrit il n’y a pas bien longtemps un éloquent et spirituel plaidoyer en faveur des parias du théâtre qui vivent fort mal avec les petits appointements qu’on leur octroie ; je vais essayer avec beaucoup moins d’éloquence et d’esprit de démontrer que les prétentions affichées aujourd’hui par nos premiers sujets, et surtout par nos premiers ténors et les premières chanteuses, seront dans un temps très limité une cause de ruine pour la plupart de nos administrations théâtrales. Ces prétentions s’accroissent chaque année, et bien souvent au fur et à mesure que le talent de l’artiste diminue. Quand un directeur s’avise de les trouver exorbitantes et refuse d’y souscrire, le ténor s’enfuit vers des régions plus hospitalières, où le talent n’est point marchandé, la première chanteuse s’envole à sa suite, et le public ne manque jamais de faire un cortège de regrets aux fugitifs. Le directeur s’aperçoit bientôt, à la diminution de ses recettes combien les hôtes qu’il a congédiés étaient indispensables au succès de son entreprise : il faut donc les remplacer, et les remplacer à tout prix. Des regards plein d’anxiété se tournent alors vers les scènes étrangères, et c’est dans des circonstances semblables que nous avons vu plus d’une fois de brillantes renommées exotiques venir s’éteindre ou tout au moins pâlir devant la rampe de nos premières scènes lyriques.

Jamais, à aucune époque, si loin que l’on remonte dans l’histoire de l’art musical en France, le public ne s’est montré plus indifférent qu’aujourd’hui pour la valeur intrinsèque de l’œuvre et plus passionné pour le talent de l’artiste, qui en est le principal interprète. Je n’ignore pas que dans bien des chefs-d’œuvre d’autrefois tel rôle a été écrit expressément pour le gosier habile de tel chanteur, de telle cantatrice ; je sais aussi que les exigences dont les compositeurs modernes se plaignent aujourd’hui n’étaient point épargnées aux compositeurs d’un autre temps par des artistes chez lesquels la distinction du mérite ne suffisait pas toujours pour justifier de pareils procédés ; mais je le répète, à aucune époque on n’a vu, comme cela se voit aujourd’hui, le succès d’un ouvrage dépendre à peu près uniquement de l’éclat d’un nom placé en évidence sur une affiche ; à aucune époque, non plus, nul n’a vu le public le plus intelligent de l’univers demander à la note phénoménale d’un gosier exceptionnel les seules émotions de toute une soirée. Après avoir marché à grands pas vers la décadence de l’art nous y sommes enfin arrivés. Nos directeurs de théâtres lyriques sont placés maintenant dans cette triste alternative de contracter avec certains artistes des engagements onéreux ou de voir le vide se former peu à peu autour de leurs salles désertes. Ils ne doivent plus compter, pour assurer la prospérité du théâtre qu’ils ont le privilège d’administrer, sur l’habileté qu’ils essayent d’apporter dans la composition de leur répertoire.

Qu’importe que ce soit de ce côté-là que la chance les favorise : on cite de nos jours plus d’un exemple de pièces médiocres qui sont devenues centenaires uniquement parce qu’elles mettaient en relief les brillantes qualités de quelques cantatrices justement célèbres ; et tel chef-d’œuvre s’il n’eût été entouré du prestige d’un grand talent dramatique eût peut-être fait bailler d’ennui les plus zélés et les plus convaincus parmi nos admirateurs de musique classique. Je rappellerai ici ce que je disais dans un précédent article : le ténor dont la voix atteint au sommet de l’échelle, la cantatrice en renom, le baryton que la faveur du public élève à la hauteur de ses appointements, ne semblent-ils pas, à leur entrée en scène, regarder les spectateurs avec une assurance, avec une satisfaction qui peuvent se traduire ainsi : la pièce, c’est moi.

Il est donc bien naturel que les prétentions des artistes placés en première ligne soient en raison directe de l’importance qu’on leur a laissée prendre, mais il est aussi de toute justice que les directeurs songent aux moyens de ramener ces prétentions à des limites raisonnables et refusent de passer plus longtemps par ces fourches-caudines d’un nouveau genre.

Il faudrait d’abord renoncer à cet usage que les théâtres lyriques suivent aussi fidèlement que les théâtres du boulevard, de mettre en vedette sur l’affiche le nom de l’acteur qui fait recette. Il n’en est pas ainsi à l’Opéra ni au Théâtre-Français, mais il n’y a pas bien longtemps que notre première scène ne paye plus ce tribut à l’amour-propre de quelques-uns de ses pensionnaires. Les auteurs, soit par modestie, soit par crainte de blesser de grands artistes dont le talent est toujours accompagné d’une assez forte dose de susceptibilité, n’ont jamais réclamé contre un pareil usage et ils acceptent très-philosophiquement la place secondaire qui leur est réservée. La composition d’une affiche est une chose très-difficile et très-importante, parce qu’elle exerce, à ce qu’il paraît, une grande influence sur le public. Si cette influence est réelle, il ne faut pas trop s’étonner que le public habitué à voir les noms de certaines illustrations de la scène s’étaler en lettres majuscules au-dessus du titre de la pièce ait fini par se persuader que ce ténor ou cette cantatrice désignés ainsi à son attention, résumaient en eux seuls tout l’attrait de la représentation. Et peu à peu, il a pris l’habitude de dire : je vais entendre ce soir tel artiste, tandis qu’il disait autrefois : je vais entendre tel ouvrage. Il n’est pas aujourd’hui de piédestal qui soit assez haut pour les divinités de la rampe, et il n’est pas de roi-guerrier, il n’est pas de conquérant, il n’est pas de grand capitaine pour lesquels les mots de triomphe et de victoire aient été aussi souvent employés qu’ils le sont à notre époque pour le ténor qui vient de nous émerveiller par la vigueur de ses poumons, pour la cantatrice qui, la veille nous a charmée par l’agilité de ses roulades. Chaque jour, à Paris, une demi-douzaine d’écrivains spéciaux s’attellent au char de ces héros et de ces héroïnes. Ce sont eux qui ont inventé, en renchérissant sur une formule de l’admiration italienne, la qualification d’étoile pour la chanteuse que leur enthousiasme élève jusqu’au firmament de l’art. On dira bientôt une constellation d’artistes lyriques comme on disait jadis une corporation de ménétriers et de musiciens.

— La suppression de la claque me semble d’une absolue nécessité ; quand il n’y aura plus de claque, le public osera applaudir, il applaudira, et les artistes de talent ne perdront rien au change. Qu’est-ce donc que ce défi porté dans maintes occasions par une poignée d’enthousiastes salariés à la froideur et quelquefois même au mécontentement de toute une réunion de spectateurs ? Si l’orchestre n’est pas entièrement à la dévotion des claqueurs, s’il n’attend pas, pour continuer la pensée musicale interrompue par les bruyantes manifestations de ces messieurs, que le silence se soit rétabli dans leurs rangs, le compositeur n’a-t-il pas, lui aussi, à souffrir plus d’une fois de ces ovations sur l’opportunité desquelles on s’est bien gardé de le consulter ? Un directeur intelligent — et spirituel — a tenté il y a quelques années de se priver du concours de MM. les chevaliers du lustre. Pourquoi n’a-t-il point réussi ? Parce que ses confrères ont manqué de fermeté et qu’ils n’ont pas osé suivre un si bon exemple. Le jour où les directeurs de nos théâtres lyriques seront bien décidés à ne pas tenir compte des doléances et des réclamations de leurs pensionnaires, la claque aura cessé d’exister. Le Théâtre-Italien se passe bien de claqueurs ; pourquoi les autres théâtres ne s’en passeraient-ils pas également ?

M. Auber, en apprenant que la plupart des officiers qui avaient si vaillamment combattu en Crimée, avaient fait leurs premières armes en Afrique, répondit par ce mot profondément juste : l’Algérie est le Conservatoire de l’armée. A Dieu ne plaise que j’aie jamais la pensée de demander l’application du régime militaire aux théâtres que l’Etat dirige ou qu’il subventionne ; mais de même que nous gardons pour nous les officiers qui sortent de nos écoles, ne pourrions-nous pas aussi attacher à nos théâtres, sinon pendant toute la durée de leur carrière, du moins pour temps assez long, les lauréats de notre Conservatoire et leur imposer en échange de l’éducation gratuite qu’ils ont reçue des conditions pécuniaires qui s’amélioreraient en proportion du développement de leur talent et de l’accroissement de leur renommée ? Les engagements tels qu’ils sont rédigés aujourd’hui deviennent purement illusoires par la stipulation du dédit que l’artiste a la faculté de payer et qu’il paye le plus souvent en monnaie étrangère. Il ne se fait aucun scrupule d’aller porter à Londres ou à Saint-Pétersbourg, à Vienne ou à Berlin, le talent dont l’ont doté les leçons de nos professeurs, aussitôt que le succès l’a lancé sur le chemin de la fortune en attirant vers lui les offres séduisantes des directeurs étrangers. C’est bien à tort que nous nous plaignons de la stérilité de notre école de musique ; elle produit tous les ans d’excellents sujets ; mais nous ne savons pas les conserver et nous leur préférons des fruits exotiques qui nous coûtent presque toujours bien plus cher qu’ils ne valent. Nous demandons des voix et il nous faudrait des musiciens ; de cette façon l’éducation musicale devient tous les jours moins indispensable et une belle note bien pleine, bien vibrante et surtout très-élevée remplace tout le reste. Nous arrachons l’ouvrier à son rabot, nous enlevons le laboureur à sa charrue pour les transporter, sans instruction préalable, sur nos plus grandes scènes lyriques en les faisant passer sur un pont d’or. Et ils sont là comme des oiseaux en cage exerçant leur voix et leur mémoire à retenir et à répéter des choses qu’ils ne comprennent pas. Qu’est-ce que l’art a à voir dans ces exercices de mnémotechnie et de gymnastique vocale ?

Tant que les directeurs de nos théâtres lyriques se laisseront aller dans cette voie ou les entraînent aujourd’hui l’ignorance, le caprice et le défaut de sentiment musical du public, tant qu’ils ne comprendront pas que le succès de leur entreprise doit être basé uniquement sur la valeur des œuvres qu’ils ont mission de produire, tant qu’ils laisseront les planches de leur théâtre se transformer en un piédestal sur lequel viendront s’asseoir à tour de rôle des divinités que la fumée de l’encens enivre, ils grèveront inutilement leur budget de dépenses excessives, et en admettant même qu’au point de vue pécuniaire une chance heureuse les favorise ils n’auront absolument rien fait pour l’art musical auquel, en définitive, ils ne doivent pas être aussi étrangers qu’ils affectent de le laisser croire. Il faut que le niveau soit passé sur le personnel des troupes de théâtre et que des artistes dont le talent est réel, dont les services sont précieux ne soient plus écrasés, anéantis par ce premier ténor, par cette prima-donna qui planent au-dessus d’eux comme des anges de destruction. Il faut que chaque théâtre ait dans son personnel non pas un ou deux sujets mirifiques, mais assez de bons artistes pour former un ensemble dont le public finira bien par apprécier le mérite, de telle sorte que la représentation du lendemain n’exhibe plus la troupe de fer-blanc devant un public de carton comme pour servir de repoussoir à la représentation de la veille.

Je reviendrai sur cette question qui est loin d’être épuisée et qu’il est impossible de traiter à fond dans un seul article.