FEUILLETON DU JOURNAL DES DÉBATS

DU 18 JUIN 1873.

 

REVUE MUSICALE.

Nous avions cru que RaphaëlRaphaelRaphaël, opéra en cinq actes sur un livret de Joseph Méry mis en musique par Luigi Giunti Bellini et créé au Théâtre-Lyrique de l’Athénée de Paris le 28 mai 1873.Lire la suite… était le trait du Parthe du théâtre de l’Athénée. Mais pas du tout : avant de fermer ses portes, avec l’espoir de les rouvrir, ce théâtre, actif entre tous, nous a donné d’un seul coup trois pièces nouvelles. Toutes trois sont en un acte, mais ne sont point du même calibre, ce qui revient à dire que, bien qu’elles soient sur la même affiche, il ne faut pas les placer sur la même ligne. Et pour mieux distinguer celle qui a un véritable relief, nous ne di­rons rien des deux autres. L’une est d’un jeune amateur qui promet sans doute tout ce qu’il tiendra, l’autre d’une femme du monde que l’on ne peut certainement pas blâmer de donner ses loisirs à la musique et même à la composition, mais dont le très grand tort est d’avoir pris les cou­lisses de l’Athénée, si petites qu’elles soient, pour les paravents de son salon.

Après cet effort d’indulgence et de ga­lanterie, arrivons au Pierrot FantômePierrot FantômePierrot Fantôme, opéra-comique en un acte sur un livret d’Ernest Dubreuil et Léopold Stapleaux mis en musique par Léon Vercken de Vreuschmen et créé au Théâtre-Lyrique de l’Athénée de Paris le 6 juin 1873.Lire la suite…, de MM. DubreuilDubreuil, Jacques-Pierre-ErnestJacques-Pierre-Ernest Dubreuil (Poitiers, 19 septembre 1830-Paris, 28 avril 1886), auteur dramatique, librettiste. Il fut critique musical pour des journaux et magazines français et belges, notamment L’Evenément (où il fut secrétaire de rédaction), Liberté, Le Soir, Le Petit National, Lire la suite… et StapleauxStapleaux, Léopold-GoswinLéopold-Goswin Stapleaux (Bruxelles, 16 octobre 1831 – Paris, 29 novembre 1891), écrivain et auteur dramatique. Neveu de l’artiste peintre Michel Stapeaux, il s’occupa d’abord de l’imprimerie de son père tout en dirigeant une feuille de mode intitulée La Sylphide dans laquelle il publiLire la suite…, mis en mu­sique par M. Lionel, pseudonyme sous le­quel ne tient guère à se cacher, surtout aujourd’hui que la plupart de nos confrères ont levé le voile, un musicien très dis­tingué, né en Belgique, et qui s’appelle M. Vercken. S’il est vrai, comme on me l’a assuré, que MeyerberMeyerbeer, GiacomoJakob Liebmann Meyer Beer dit Giacomo Meyerbeer (Vogelsdorf, 5 septembre 1791 – Paris, 2 mai 1864), compositeur. Il étudia la composition avec Zelter puis l’abbé Vogler et le piano avec Franz Lauska. Bien que considéré par Moscheles comme un des plus grands pianistes de son temps, Meyerbeer abLire la suite… [Meyerbeer]Meyerbeer, GiacomoJakob Liebmann Meyer Beer dit Giacomo Meyerbeer (Vogelsdorf, 5 septembre 1791 – Paris, 2 mai 1864), compositeur. Il étudia la composition avec Zelter puis l’abbé Vogler et le piano avec Franz Lauska. Bien que considéré par Moscheles comme un des plus grands pianistes de son temps, Meyerbeer abLire la suite… lui a donné des conseils, je conviens sans peine qu’il en a profité. Dès les premières pages de la partition, on se sent en présence d’un compositeur habile à manier l’orchestre, bon harmoniste et, mieux encore, doué de certaines facultés qui sont plutôt le fruit de l’imagination que celui d’un travail as­sidu. Pierrot FantômePierrot FantômePierrot Fantôme, opéra-comique en un acte sur un livret d’Ernest Dubreuil et Léopold Stapleaux mis en musique par Léon Vercken de Vreuschmen et créé au Théâtre-Lyrique de l’Athénée de Paris le 6 juin 1873.Lire la suite… eût parfaitement tenu sa place à l’Opéra-Comique. Et là, sur cette scène que le souvenir de GrétryGrétry, André-Ernest-ModesteAndré-Ernest-Modeste Grétry (Liège, 11 février 1741 – Montmorency, 24 septembre 1813), compositeur. Il apprit la musique à la maîtrise de la collégiale de Saint-Denis de Liège et reçut des leçons d’harmonie de Renkin et de composition de Moreau. Une bourse de la fondation Darchis lui perLire la suite… et de DalayracDalayrac, Nicholas-MarieNicolas-Marie Dalayrac (Muret/Haute-Garonne, 13 juin 1753 – Paris, 27 novembre 1809), compositeur. Il écrivit de nombreux opéras-comiques qui eurent beaucoup de succès en France et à l’étranger et se sont longtemps maintenus dans le répertoire, tels que Nina, ou la folle par amour (1786), LeLire la suite… ne protège guère plus contre les tentatives de l’école moderne, on n’eût peut-être pas adressé à la musique de M. Vercken le reproche d’être de trop large envergure et trop savamment écrite. Di­sons néanmoins, mais sans que cela soit pris pour une critique absolue, que, dans plus d’une situation fournie par le livret, le compositeur a dépassé le but. Il y a tant de partitions qui pèchent par le défaut contraire !

C’est encore dans cette mine inépuisable de la comédie italienne que les auteurs ont trouvé l’idée première de leur sujet ou plu­tôt le caractère de leurs personnages prin­cipaux, car le sujet est bien à eux.

Astolphe aime Carline, mais Astolphe n’est pas le gendre souhaité par le docteur Barnabas, plus apothicaire que docteur et plus charlatan qu’apothicaire. C’est à Léan­dre, le fils du podestat, qu’il destine la main de sa fille. Astolphe a beau prier et sup­plier, Carline a beau verser toutes les lar­mes de ses jolis yeux, rien ne peut attendrir l’inflexible docteur. Si bien que le bouil­lant Astolphe, dans un mouvement de co­lère, lance la première fiole qui lui tombe sous la main contre un vieux tableau ac­croché au mur de la boutique et représentant sur un fond noir un superbe Pierrot tout blanc. O merveille ! à l’instant Pierrot s’a­nime, pousse un long bâillement et des­cend de son cadre. L’élixir de vie contenu dans la fiole vient d’opérer miraculeuse­ment. Pierrot ressuscité vivra jusqu’au prochain clair de lune. Et comme il veut mettre le temps à profit, il rassure d’abord Astolphe et Carline, et promet à celle-ci, par reconnaissance des bons soins qu’elle lui a donnés en l’époussetant chaque matin, de s’intéresser à ses amours. C’était son affaire et c’était sa grande joie, au temps où il était de ce monde, de protéger les amoureux et de berner les tuteurs. Le voilà donc à l’œuvre, avec toute la verve, avec toute la malice de ses jeunes ans. Et quand il en a fini avec Barnabas, c’est Léandre qu’il prend à partie en attendant que le podestat lui-même ait son tour. Et il leur en dit de belles, et de la belle façon ! Si bien que tout s’arrange, comme il l’avait promis, par le consente­ment du docteur au mariage de Colombine et d’Arlequin, c’est-à-dire d’Astolphe et de Carline. Puis, sa tâche étant terminée et la lune se levant à l’horizon, le pauvre Pier­rot sent la vie lui échapper et reprend tris­tement sa place sur la toile du tableau.

Il eût été fâcheux que ce joli poëme échût à un médiocre musicien. Mais si les auteurs sont gens d’esprit, ils sont aussi trop au courant des choses de ce monde en géné­ral et des choses du théâtre en particulier pour se fier au caprice d’un directeur, ils ont donc choisi leur musicien eux-mêmes, et quoique M. Vercken eût peu de noto­riété, ils ont bien fait de le choisir. S’ils ne l’eussent point trouvé à Paris, ils auraient été le chercher en Belgique.

Donc il est sorti de cette collaboration une œuvre charmante et remarquable à plus d’un titre, que le théâtre de l’Athénée doit regretter d’avoir jouée si tard et qui même a été arrêtée inopinément à la troi­sième représentation par une indisposition de M. VauthierVauthier, EugèneEugène Vauthier (Auxerre, 29 septembre 1843 – Cassis/Bouches-du-Rhône, 11 novembre 1910) baryton. Il se forma dans les théâtres de provinces et fit ses débuts à Paris au Théâtre des Folies-Dramatiques dans Le Canard à trois becs (Jonas, 1869). Il fut engagé au Théâtre-Lyrique de l’AtLire la suite….

Le thème de la chanson populaire : Au clair de la lune devait trouver sa place dans un ou­vrage dont Pierrot est le héros. M. Vercken l’a traité en variations dans l’ouverture, puis avec d’autres procédés et d’autres artifices, non moins heureusement employés, au moment du réveil de Pierrot. M. Vercken, connaissant à fond les ressources de l’har­monie et du contre-point, aime à s’en ser­vir, et c’est assez naturel. Mais s’il ne plane pas toujours dans les hautes régions de la science, ce n’est pas pour faire au public de ces concessions vulgaires auxquelles tant de compositeurs, tout aussi savans que lui, ne savent pas résister. Son inspiration, fa­cile ou empreinte d’une certaine recher­che, est toujours distinguée. Et comme cela nous paraît suffire pour caractériser le ta­lent de M. Vercken, nous n’avons plus qu’à citer, parmi les différens morceaux de sa partition, ceux qui ont le plus de valeur et qui ont été le mieux accueillis.

L’ouverture d’abord, page symphonique d’une excellente facture et parfaitement développée ; puis les couplets de Léandre, écrits dans une forme rétrospective, et qu’on aurait mieux appréciés s’ils eussent été moins mal interprétés. Je préfère ces couplets à l’air de Pierrot qui m’a semblé manquer un peu d’entrain et de gaîté. Et ici il n’y a pas de la faute de l’artiste, car M. VauthierVauthier, EugèneEugène Vauthier (Auxerre, 29 septembre 1843 – Cassis/Bouches-du-Rhône, 11 novembre 1910) baryton. Il se forma dans les théâtres de provinces et fit ses débuts à Paris au Théâtre des Folies-Dramatiques dans Le Canard à trois becs (Jonas, 1869). Il fut engagé au Théâtre-Lyrique de l’AtLire la suite… est un excellent comédien et un chanteur fort habile. La scène qui suit la résurrection de Pierrot est écrite de main de maître ; le trio : Voyez leur figure est rempli d’intéressans détails et savam­ment conduit d’un bout à l’autre ; le qua­tuor : Je connais cette affaire et la mort de Pierrot terminent magistralement cette œuvre qui, avec un peu plus d’équilibre entre la musique et le sujet, eût échappé à toute critique et conquis du même coup et à plus haute dose les suffrages des musi­ciens et la faveur du public.

Mais le malheur n’est pas là, il est dans la situation précaire de ce petit théâtre de l’Athénée, si petit que les gens passent de­vant sans l’apercevoir ou restent à la porte, craignant de ne pouvoir s’y placer, et qui ne sait pas ou ne peut pas, après une expé­rience aussi bouffonne que la représenta­tion de RaphaëlRaphaelRaphaël, opéra en cinq actes sur un livret de Joseph Méry mis en musique par Luigi Giunti Bellini et créé au Théâtre-Lyrique de l’Athénée de Paris le 28 mai 1873.Lire la suite…, tirer parti d’un véritable succès.

Vous avez sans doute reçu une circulaire dans laquelle M. BagierBagier, Charles-ProsperCharles-Prosper Bagier (Niort/Deux-Sèvres, 8 mai 1811 – Paris, 31 mai 1881), agent de change et directeur. Il était le fils de François Bagier, sellier à Niort et de Renée Mathieu son épouse ; on sait très peu de choses sur sa formation. Il devint agent de change et fit une fortune consid�Lire la suite…, placé à la tête d’une Société anonyme, met en actions le Théâtre-Italien dont il fut directeur et qu’il sollicite de nouveau l’honneur de diriger. Peu au courant des combinaisons finan­cières, je ne veux discuter qu’un point dans le prospectus de M. Bagier Bagier, Charles-ProsperCharles-Prosper Bagier (Niort/Deux-Sèvres, 8 mai 1811 – Paris, 31 mai 1881), agent de change et directeur. Il était le fils de François Bagier, sellier à Niort et de Renée Mathieu son épouse ; on sait très peu de choses sur sa formation. Il devint agent de change et fit une fortune consid�Lire la suite…: c’est l’exploitation d’un double répertoire en­traînant nécessairement l’engagement de deux troupes, à moins que M. BagierBagier, Charles-ProsperCharles-Prosper Bagier (Niort/Deux-Sèvres, 8 mai 1811 – Paris, 31 mai 1881), agent de change et directeur. Il était le fils de François Bagier, sellier à Niort et de Renée Mathieu son épouse ; on sait très peu de choses sur sa formation. Il devint agent de change et fit une fortune consid�Lire la suite… ne se fasse fort de trouver des artistes auxquels le français et l’italien soient également fa­miliers. Moi qui suis plein de confiance dans les lumières et l’habileté de l’ancien directeur de la salle Ventadour, je doute du succès d’une entreprise de ce genre ; à plus forte raison d’autres peuvent-ils en douter.

Le Théâtre-Italien sera théâtre italien ou ne sera pas. La musique italienne et la musique française, placées côte à côte dans le même local, ne feront jamais bon ménage. Ceci tuera cela. La cavatine et la cabalette s’accommoderont difficilement du voisinage de certaines œuvres classiques, car je ne suppose pas que M. BagierBagier, Charles-ProsperCharles-Prosper Bagier (Niort/Deux-Sèvres, 8 mai 1811 – Paris, 31 mai 1881), agent de change et directeur. Il était le fils de François Bagier, sellier à Niort et de Renée Mathieu son épouse ; on sait très peu de choses sur sa formation. Il devint agent de change et fit une fortune consid�Lire la suite… songe à dépouiller ses confrères des théâtres ly­riques ni à s’approvisionner d’œuvres mo­dernes que les compositeurs français, qui trouvent des avantages bien plus sérieux ailleurs, écriraient tout exprès pour lui. D’ailleurs, l’expérience a été déjà tentée, et M. BagierBagier, Charles-ProsperCharles-Prosper Bagier (Niort/Deux-Sèvres, 8 mai 1811 – Paris, 31 mai 1881), agent de change et directeur. Il était le fils de François Bagier, sellier à Niort et de Renée Mathieu son épouse ; on sait très peu de choses sur sa formation. Il devint agent de change et fit une fortune consid�Lire la suite… sait mieux que personne si elle a réussi.

Je trouve beaucoup plus rationnel le projet de M. StrakoschStrakosch, MauriceMaurice Strakosch (Gross-Seelowitz aujourd’hui Židlochovice, 15 janvier 1825 – Paris, 9 octobre 1887), compositeur, professeur de chant et impresario. Il se produisit comme pianiste dans un concerto de Johann Nepomuk Hummel à l’âge de douze ans à Brno. Il étudia la composition à Vienne aLire la suite…, qui, s’il n’a pas grande confiance dans l’attrait que le ré­pertoire italien peut exercer par lui-même sur le dilettantisme parisien, compte du moins sur le prestige de quelques étoiles dont il dispose seul et dont, par cela même, nul autre que lui ne peut s’assurer le précieux concours.

Ce que nous souhaitons par-dessus tout, c’est qu’on nous rende le Théâtre-Lyrique que nous avons perdu, un Théâtre-Lyrique bien situé et bien dirigé. Celui qu’on est en train de reconstruire au bord des flots changeans de la Seine, n’ayant pu se suffire à lui-même, ne nous suffirait pas.

E. Reyer.