Article du Journal des Débats, 10 mars 1869 (article signé E. Reyer).

ARTICLE

Le bronze n’a pas tonné, les cloches n’ont pas fait entendre leur carillon funèbre, les journaux de musique qui paraîtront demain ne seront même pas encadrés de noir en signe de deuil. Et pourtant un grand artiste vient de mourir, un artiste de génie qu’ont poursuivi les haines les plus violentes, qu’ont entouré les témoignages de l’admiration la plus vive. Si le nom de Berlioz n’était pas de ceux que la foule a appris à saluer, il n’en est pas moins illustre, et la postérité l’inscrira parmi les noms des plus grands maîtres. Son œuvre est immense ; l’influence qu’il a exercée sur le mouvement musical de son époque est plus considérable qu’on ne le croit aujourd’hui. Laissez faire le temps et la justice des hommes. L’Allemagne le considérait comme une de ses gloires ; dans la patrie de Beethoven, on l’appelait le Beethoven français, et il lui fallait aller à Vienne, à Weimar ou à Berlin pour oublier les outrages que ses compatriotes ne lui épargnaient guère. II vous racontera lui-même dans ses Mémoires posthumes ses chutes les plus imméritées et ses triomphes les plus éclatans ; il vous dira avec le même accent de naïveté sincère : Telle œuvre fut sifflée à Paris, et à Vienne elle excita de tels transports, que les musiciens de l’orchestre baisaient les pans de mon habit.

Je ne saurais aujourd’hui, tant ma douleur est profonde, écrire quoi que ce soit qui ressemblât à une étude sur le rôle joué par Berlioz et sur ses œuvres impérissables ; l’admiration que j’avais pour l’artiste égalait mon affection pour l’ami dont les défauts m’attachaient autant que les qualités. Je l’ai vu mourir, et pas une plainte ne s’est échappée de ses lèvres avant qu’elles ne fussent glacées par les premières approches de la mort. Il s’est éteint doucement, ayant perdu, pendant les dernières heures, l’usage de ses facultés. Aux quelques amis qui sont venus lui serrer la main, il n’a même pu répondre par une étreinte, par un regard ; mais c’était presque une consolation pour ceux qui pleuraient à son chevet que cette expression de douleur vaincue et de sérénité répandue sur son beau visage. La mort a donc été douce pour ce grand artiste dont la vie avait été traversée par de si dures épreuves.

E. REYER.